Sarah Granereau, éducatrice spécialisée et formatrice vacataire, étudiante en DEIS et master
Boitera ? Boitera pas ? Pas claudiquant ou démarche aisée ? Empêché ou pas ?
En sortant du métro et en laissant Dany prendre le large devant moi, je me demande quel sera son pas : les grandes enjambées habituelles ou le déhanchement qu’il adopte, depuis quelques jours, grimaçant, posant à peine le pied droit, semblant pouvoir perdre l’équilibre, là, n’importe où, disant « Aïe, j’ai trop mal, j’en ai marre ! » ?
Un grand échalas, silhouette interminable prête à chavirer, une branche issue seule du sol mais trop fragile pour résister au vent… Quand il ne boite pas, il avance, un grand pas après l’autre, l’équilibre ne semble pas plus certain.
Dany a grandi d’un coup, et c’est un peu comme si cette croissance extraordinaire s’était faite sans que la structure soit suffisante pour porter d’un coup ce grand corps empêché. Les jambes se sont mises à être immenses, les bras se retrouvent ballants, finis par de grandes mains habiles au seul maniement de la cigarette, le torse s’est ployé vers l’avant, en recherche d’équilibre vaille que vaille. En haut, là haut, un visage d’enfant, fumant ou pouvant dire des horreurs, un visage poupin aux joues rondes et aux yeux toujours vifs.
Petit visage poupin sur grand corps filandreux.
Lorsque je le voyais, les premières fois, lorsqu’il était plus jeune, il était petit, petit et rond. Il était déjà comme empêché et emmêlé dans son corps dont il semblait ne savoir que faire. Il avait déjà cette façon bien à lui de marcher, à grandes enjambées, à la limite de l’équilibre, pressé, courant après on ne savait quoi ou fuyant on ne pouvait deviner quel danger. Il fallait aller vite et être ailleurs que là où les adultes, éducateurs, rééducateurs ou soignants l’attendaient. Il était, comme on dit en institution, « en errance ». Déambulant dans le parc, s’agitant dans une tornade de lui seul connue. Les éducateurs lui demandaient de venir, de revenir, il répondait par des insultes et une course maladroite. Un petit sourire au coin des lèvres il s’échappait. Toujours. Ou plus que souvent… Rarement là où il était censé être.
J’ai remarqué qu’il y a tous les deux-trois ans un jeune pour tenir le rôle d’enfant terrible, l’enfant terrible de la bonne mère-institution, un de ceux qui résistent, fuient, derrière lesquels on court… Un de ces jeunes préadolescents ou adolescents qui interpellent une institution dans son ensemble. On voit les collègues en difficulté, on est soi-même en difficulté avec un jeune, l’équipe concernée en premier lieu en parle à chaque réunion, les autres équipes en parlent lorsque ce jeune met en difficulté les jeunes de leurs groupes ou lorsque, servant d’exemple, il entraîne les autres à des comportements difficilement contrôlables. Fatalement, on croise les observations, les avis, les interrogations tout comme on croise ce jeune dans l’institution.
Il y aurait fort à dire sur l’errance des jeunes en institution, ce refus de rentrer dans le cadre déjà aménagé du fonctionnement institutionnel. Cette difficulté des jeunes à adhérer à toute prise en charge, cette agitation qui semble envahir leur esprit et leurs jambes, les empêchant de rester là où on les accueille, là où on les attend, là où on leur propose quelque chose.
Ce comportement provoque de l’agacement, du rejet et de l’exaspération.
Le professionnel se sent rejeté par le jeune et s’il ne pense pas un peu ce qu’il se passe là pour le jeune et pourquoi lui, adulte, se retrouve dans la position du rejeté et prend comme une claque le refus de son aide proposée, le jeune ne peut que continuer à provoquer chez celui censé faire référence et faire loi ce qui lui même le préoccupe : où est ma place ?, quelle est ma légitimité ?, qu’est-ce que je fais là ?, pourquoi on ne m’écoute pas… ? Je ne vaux rien si on ne m’écoute pas, je me sens nié, dissous, absent aux yeux de l’autre alors je m’agite, je cours, je fais du bruit et je dis des mots qui font, enfin, réagir ! A bout. Le jeune est à bout. A bout de forces. Il pousse l’éducateur à bout. Au bout de son assurance.
Pour se rassurer, on institue l’errance, on dit la penser jusque dans les sphères de la hiérarchie, on dit qu’on accepte l’errance, à chacun de jeter un œil et de veiller sur ces jeunes hors murs, on embauche même un éducateur qui va errer lui aussi et qui va proposer des balades à vélo pour remplacer celles, solitaires, que le jeune fait à pied, à pied d’œuvre de ses colères.
Danny était un champion, semble-t-il, pour susciter une colère, tout entier à son plaisir pervers de faire perdre pied, d’être le mauvais objet résistant à toutes les bonnes volontés, quoique… Quoique parfois, le jeune qui se veut très particulier décide de choisir un professionnel, qui sera désigné comme très particulier, seul apte à se faire entendre.
Un jour, il n’a de cesse de l’écouter de ses grands yeux, de lui donner le change, de répondre à ses questions, de faire de l’humour ou d’être dans la plainte, dans le récit plus ou moins détaillé de ses malheurs et sa vie, c’est vrai, est déjà traversée par bien trop de violence et de deuils impossibles.
L’éducateur, l’assistante sociale, l’infirmière ou tout autre adulte voulant le capter et l’apaiser, se sent élu, choisi, détenteur de l’écoute la plus aidante, le seul capable d’aider un enfant en telle souffrance, le seul et l’unique… Rassuré dans son identité professionnelle, l’adulte entre dans un jeu de pleins pouvoirs, de toute-puissance, en écho à celle de Danny. Il se veut admirable, aussi remarquable que Danny, seul de toute une équipe à avoir su entrer en relation avec lui, à lui servir de confident, à lui faire entendre raison.
Mais ça ne dure pas…
Danny a grandi, il n’erre plus, il claudique de temps en temps et toujours il choisit l’élu du jour, de la semaine, attisant des jalousies professionnelles infantiles, semant la zizanie déjà latente de toute façon. De mauvais objet impossible à éduquer, Danny devient la victime inconsolable de son destin que seule la personne élue peut aider et comprendre, l’objet unique d’amour et de dévouement, voire la victime de tous les autres professionnels qui n’y comprennent rien.
Cette illusion ne dure guère. Danny n’est pas si cruel, il s’arrange toujours pour que la personne qui se croyait sortie d’affaire avec lui revienne parmi le commun des mortels et se coltine, comme les autres, sa violence et son refus de relation. D’un coup de refus, d’une insulte ou d’une indifférence, il permet à celui qui se voyait sauveur de redevenir éducateur… Et lui reste maître de la relation et de la répartition des rôles.
Dans tout ce fatras relationnel, il y a chez Danny le besoin incompressible d’être aimé et reconnu. Quand il vous désigne comme le seul éducateur possible (« tu veux bien être mon référent ? »), il demande à être le seul dont on puisse avoir envie de s’occuper. Il rejette violemment les plus en difficulté, il semble insensible alors qu’il est jaloux.
Si en équipe on ne se dit pas que Danny cherche le monopole et en a besoin, si on ne se dit pas que Danny a envie de relation exclusive mais qu’il ne peut faire autrement que de la mettre à mal, si on oublie qu’il y a à penser à lui et non à soi en tant que « bon » ou « mauvais » professionnel, on passe à côté de Danny effectivement et il ne peut que continuer à errer.
Danny a grandi, d’un coup. Il est arrivé dans le groupe de majeurs sans l’être encore, parce qu’une équipe a pensé qu’il serait bon pour lui de lui demander une réelle autonomie, lui demander de sortir de l’institution et de ces rôles prédéfinis dans lesquels il s’est enfermé et a enfermé les professionnels.
Le pari fut gagnant. Pendant une année encore, il a tenté de s’enfermer dans des relations exclusives puis de rejet avec les éducateurs ou avec ses pairs. Mais il manquait de spectateurs, hors institution, les jeunes ont une autre partition à jouer. Le fonctionnement du groupe étant fait d’allers-retours, de hors murs, de changements d’emplois du temps, d’aléatoire, Danny n’a plus trouvé le temps d’errer. Ni l’espace, l’appartement en ville où se tiennent les ateliers éducatifs est bien trop petit et la rue est bien trop pleine de passants étrangers à son mal-être.
Il a tenté de nous montrer ses capacités, mathématicien en herbe, autonome en transports en commun, serviable et capable d’aider les plus en difficulté, il a tenté une nouvelle façon d’être et en a tiré des bénéfices.
Mais qu’un de ses comparses adopte une attitude bruyante, hors normes et le voilà happé, tenté, absorbé par ce hors de nos frontières.
Mais que son enfance se rappelle à lui avec violence et le voici dans la plainte. Ne sachant les mots pour se dire, il boite, de temps en temps… Démarche déhanchée, hésitante, souffreteuse… puis un mot, un encouragement, un regard, et l’envie reprend le pas, la démarche se délie et le pas s’agrandit, avalant l’asphalte avec assurance.
Boitera, boitera pas en sortant du métro ?
Voilà décrite d’une bien belle manière une réalité qui fait écho. On pourrait rajouter que parfois, pour ne pas dire souvent, l’éducateur « élu » boite à son tour. Peut-être est-ce à force de courir après cette errance… en tout il boite en se posant des questions sur sa pratique, sur sa place de « héros d’un jour » désavoué le lendemain. C’est le métier et l’important c’est que Danny marche dans le bon sens, aille de l’avant…
Merci Sarah pour cette belle approche de ce qui nous anime tous, à chaque instant. Danny grandit, nous on chemine.