09/10/2014Eduquer c’est toute une histoire…

Marianne Cathelineau, psychosociologue, qui anime des séances d’analyse des pratiques professionnelles et d’histoire de vie auprès d’éducateurs, de professionnels de l’action sociale et d’enseignants…

« Je me souviens d’un moment douloureux en école primaire. Un groupe d’élèves m’avait humilié. J’en ai parlé à mes parents qui sont venus dès le lendemain à l’école pour rencontrer l’institutrice. Ils étaient toujours là dans les coups durs. J’étais un enfant en sécurité. C’est ce sentiment de sécurité qui me paraît le plus important à donner aux jeunes en tant qu’éducateur.» (1)
« Ma mère était souvent imprévisible dans ses réactions. J’étais la plus grande de la fratrie. Je rassurais souvent ma petite sœur. J’étais dans un rôle très « parental ». Ce n’était pas facile pour moi. J’aurais aimé être plus souvent insouciante. J’accorde beaucoup d’importance à ce qu’un enfant ait sa place d’enfant dans sa famille. »

« Vous  souvenez-vous d’un moment de votre histoire où vous vous êtes sentis bien ou mal accompagnés ? ». J’ai posé cette question à une équipe d’éducateurs après avoir travaillé une situation éducative difficile  Chacun a présenté sa « vignette » donnant à voir un moment de son vécu d’enfant.
L’enfant ou l’adolescent a déjà une histoire quand il rencontre l’éducateur et l’éducateur a, lui aussi, sa propre histoire. De même, l’élève, comme l’enseignant, est porteur d’une histoire singulière. Ces histoires individuelles interagissent sans cesse dans des relations instituées.
Qu’apporte la démarche des histoires de vie au professionnel qui se questionne sur des situations de travail en séance d’analyse des pratiques ?

Revenir sur son histoire en résonnance avec celle des autres

La démarche clinique des histoires de vie permet d’explorer la construction de l’identité, ce qui relève du déterminisme externe et de la propre initiative du sujet. Chaque participant est invité à une construction de sens entre les legs reçus, son cheminement parcouru, ses expériences acquises et les influences socio-historiques vécues.
Lors d’une de mes animations auprès d’enseignants, je leur ai proposé d’essayer de se rappeler de « paroles agissantes » qui auraient pu avoir un effet sur leur choix et les modalités de leur investissement professionnel. Voici quelques réponses :
« Il faut aller à l’école pour s’en sortir », répètent mes parents. Mes grands-parents et ma mère  travaillent dur. Mon père est dans la police. Je suis fille unique et vais à l’école sans me poser de questions. Je m’y sens bien. Je sais assez tôt que je serai enseignante en discipline professionnelle. J’ai eu un « modèle », un professeur d’éducation physique qui incarnait une autorité juste et faisait preuve d’un investissement sans faille pour chaque élève, venant certainement conforter ma motivation de devenir enseignante. »

« Tu as les moyens de faire ce que tu veux » C’est ainsi que j’ai abordé le travail scolaire. J’ai toujours eu confiance en mes capacités. Comme mon père, je suis perfectionniste, je ne montre jamais de faiblesses. Je suis allée très loin dans mes études de maths. Mais je suis « tombée de haut » quand j’ai commencé à enseigner. J’ai ressenti un énorme décalage entre mon investissement et celui des élèves. J’ai douté sur mes « moyens » pour y arriver ! »

« Mes parents ont immigré en France pour trouver du travail. Ma mère, aux valeurs humaines fortes, m’a transmis le goût de l’effort et du travail bien fait. « On ne se repose jamais sur ses lauriers » me disait-elle. J’ai investi mon métier d’enseignante avec le même engagement. Il est immense. Parfois, je me sens  fatiguée… »

Ces trois enseignants ont exprimé leur surprise en réalisant que ces paroles souvent lointaines dans leur histoire avaient « coloré » fortement leur investissement. Ils n’en avaient pas pris conscience jusqu’alors.

Articuler histoire de vie et analyse des pratiques 

La démarche d’analyse des pratiques est un espace collectif de réflexion dans lequel des professionnels prennent le temps de revisiter des situations de travail qui les questionnent pour y mettre du sens. Afin de permettre aux professionnels d’approfondir et de mieux comprendre sur quels ressorts personnels et professionnels ils s’appuient, et comment ils les ont articulés, j’ai réuni les deux démarches dans le cadre d’une même proposition d’animation.

C’est ainsi que je propose à un groupe d’enseignants un exercice mettant en lumière les valeurs familiales sur lesquelles ils pensent s’appuyer dans l’exercice de leur métier. Cette proposition est suivie d’un temps de travail à partir des situations professionnelles vécues.
Dorothée annonce : « il n’y a pas de valeurs particulières dans ma famille et je n’en ai pas dans l’exercice de mon métier : on ne peut pas en avoir avec des élèves très difficiles. Pas de compassion ni de concession avec les élèves dont certains sont prédélinquants, tous en échec scolaire. C’est de l’autorité et d’un travail de socialisation dont ils ont besoin dans un cadre fermement tenu pour qu’ils puissent se remettre au travail. » Cependant, nous verrons, lors de l’analyse d’une situation qu’elle nous présentera, que des valeurs humaines très fortes sous-tendent son investissement et l’amènent à ne jamais lâcher un élève en difficulté. Elle s’appuie toujours sur les parents de l’élève et les revalorise en les aidant à se remettre dans un rôle d’autorité. Ses collègues, très impressionnés par sa force devant tant de difficultés, feront un lien avec son histoire et elle réalisera qu’elle s’appuie sur des ressorts personnels très solides.

 Sophie dit qu’elle fonde son métier d’enseignante sur des valeurs combatives. Face à la dureté d’un père et au combat d’une mère qui lui répète : « il faut que tu travailles à l’école pour gagner ta liberté et ne pas dépendre de ton mari », elle investit son métier d’enseignante sans relâche et adopte une position de « battante » pour tout ce qui lui paraît injuste. Elle s’aperçoit, lors de notre travail de groupe, que la plupart de ses collègues se représente leur métier de façon plus sereine, ce qui ne les empêche pas d’agir dans le même sens qu’elle mais de façon plus modérée. C’est en travaillant une situation professionnelle qu’elle a pu se rendre compte combien son investissement se faisait au prix de sa santé alors que d’autres s’appuyaient plus souvent sur une coopération qui permet de ne pas tout assumer seul lors de situations complexes.

 Ces éclairages partagés et travaillés par le groupe peuvent faire bouger certaines positions et donner de la compréhension sur la façon dont chacun investit son métier. La construction d’une identité personnelle et professionnelle est un processus complexe. La démarche d’histoire de vie ne prétend pas tout aborder ou dévoiler, loin de là ! Mais elle permet de pointer des éléments personnels qui, mis en résonance avec les témoignages des autres participants, peuvent faire sens, et aider le professionnel à mieux se situer dans sa pratique.

Une équipe venait de travailler une situation qui les questionnait fortement à propos de la relation à l’argent qu’ont des jeunes majeurs dont ils s’occupent. Les éducateurs se sentaient instrumentalisés et ne savaient plus comment réagir. Je leur ai alors proposé de revenir sur leur vécu passé du rapport à l’argent dans leur famille.
– Coralie : « J’ai une représentation de l’argent qui vous « achète » face à une mère très économe qui ne donne presque jamais. Cela m’a conduit à adopter comme des stratégies dans ma relation avec elle ».
– Youssef : « Nous étions une famille nombreuse pauvre. Nous souffrions du manque d’argent. En tant qu’adulte et père maintenant, je souhaite que les enfants n’en manquent pas ».
Malika : « la valeur familiale autour de l’argent était qu’il fallait le gagner pour le mériter. Dépenser était très culpabilisant. L’argent n’est pas pour le loisir, c’est une nécessité, un
travail ».
–  Héléna : « L’argent, çà va, çà vient ». C’était les paroles d’une mère dépensière qui n’était pas rassurante pour l’enfant que j’étais. Je pouvais avoir honte parfois. Mon rapport à l’argent est resté marqué par cela. Je préfère acheter pour les autres. Si c’est pour moi, je me sens coupable. 

Les éducateurs ont réalisé que, pour chacun d’entre eux, le rapport à l’argent avait pu être douloureux, difficile, ambivalent, source de tensions et qu’ils en étaient encore marqués. Ce travail les a remis en lien avec un vécu d’enfant ou d’adolescent, il a fait ressurgir des émotions, souffrance ou plaisir, qu’ils ont partagés et leur a permis de reconnaître que deux histoires se sont entremêlées dans la relation d’accompagnement. Cet exercice ne leur a pas donné une réponse toute faite mais ils ont pu prendre du recul par rapport à leur pratique quotidienne et l’envisager avec un autre regard.

Etre « sujet de son histoire »

 Par ce retour sur soi proposé au cours des séances, dans l’authenticité de ses ressentis accueillis par les autres, le sujet peut opérer un déplacement psychique : l’autre « en soi » vient émerger et aide à rencontrer la complexité de l’autre « hors soi ». Dans l’analyse des situations, les professionnels se montrent plus sensibles à l’altérité. La recherche en urgence de réponses immédiates fait place peu à peu à une écoute et à une parole centrées sur la complexité dans une temporalité qui permet un travail de compréhension. Dans la relation éducative, le professionnel peut s’autoriser à être plus pleinement « sujet de son histoire » pour le plus grand bénéfice de l’enfant qu’il accompagne…dans son histoire.

(1) Tous les témoignages ont été reformulés afin de respecter l’anonymat et la confidentialité à l’égard des personnes concernées.

2 réflexions au sujet de « Eduquer c’est toute une histoire… »

  1. Yves CATHELINEAU

    Méconnues sont les méthodologies des récits de vie, et c’est vraiment dommage. En effet nous disposons d’un outil intéressant qui permet aux professionnels d’explorer les valeurs dont ils sont porteurs et qu’ils transmettent sans toujours en avoir pleinement conscience. Si « éduquer » consiste bien à transmettre des valeurs, alors il semble essentiel que chaque professionnel puisse avoir l’occasion d’évoquer les valeurs transmises dans sa propre histoire de vie, afin qu’il puisse « en devenir réellement le sujet ». J’ai eu l’occasion de co-animer des séquences de ce type avec des étudiants moniteurs-éducateurs et éducateurs spécialisés avec une collègue également formée à cette approche. Du bilan fait avec eux à l’issue, il ressort que ce type d’exploration devrait être proposé systématiquement à tous les travailleurs sociaux en formation, afin qu’ils puissent prendre cet indispensable recul sur les valeurs dont ils sont porteurs avant de les transmettre et également afin d’éprouver eux-mêmes les émotions qui ne manquent pas de remonter à la surface lors des différentes évocations relatives à l’évocation de sa propre histoire de vie. Ce qui permet par la suite d’aborder ces questions avec les enfants et leurs familles avec une grande sensibilité.
    Ici Marianne nous propose de faire encore un pas supplémentaire en articulant cette méthodologie avec le travail d’analyse des pratiques professionnelles. Cette approche originale mérite de retenir notre attention. Formulons le vœu qu’elle puisse connaître le développement qu’elle mérite.

  2. BILLY Marielle

    Ce travail d’analyse présente le grand avantage de permettre à chacun de saisir les liens entre sa pratique professionnelle et ce qui la sur-détermine dans le cheminement personnel : ce recul « historique », cette mise en mots, le jeu introduit par le questionnement du groupe, donnent au sujet la possibilité de construire du sens et de faire émerger les lignes de force de sa pratique. Ainsi la personne (re)trouve l’énergie que donne une meilleure compréhension de la complexité à l’œuvre.

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