Anita Nagy, assistante sociale référente du Dispositif Insertion Rom UE à Grenoble et sociologue en analyse et conception de l’intervention sociale
Les acteurs sociaux partent souvent de l’idée que les personnes demandant de l’aide seraient plongées dans la détresse et le déracinement social, pas capables de grand-chose seules, dépourvues de compétences et auraient nécessairement besoin d’un « accompagnement social ». Mais ces accompagnements proposés par de multiples instances de l’action sociale requièrent des étapes « re-socialisatrices », qui ne prennent pas en compte les expériences préalables, les savoir faire et savoir être des bénéficiaires.
Le temps des institutions de service social pour l’accueil des personnes en difficulté ne semble pas être adapté non plus à la réalité de leur vie. Elles supposent que les personnes sans domicile fixe, sans travail, n’ont pas d’organisation spécifique de leur emploi du temps, ont un temps sans limite à leur disposition. Elles imposent donc des horaires pour combler un temps vide de sens à leurs yeux. « Souvent, l’esprit qui inspire la fixation de ces rendez-vous est nourri par des idées « éducationnistes » et disciplinaires à l’égard des vies des personnes sans abri, ces dernières étant toujours conçues comme étant dans un processus de désocialisation, qu’il faut remettre dans la voie d’une existence réglée par des repères temporels attendus, dominants, des repères temporels qui, en réalité, ignorent l’économie spartiate et minutieusement réfléchie des temps d’une vie sans abri » constate Claudia Girola (1).
Ces personnes sont capables de réfléchir sur leurs conditions, fait que les pouvoirs publics devraient entendre avant de concevoir des réponses à leurs besoins, des solutions à leurs problèmes. L’accompagnement social devrait rester un droit, duquel les personnes se saisissent ou non. Cependant, ledit accompagnement social devient parfois une obligation, comme c’est le cas dans le cadre du travail de l’association Roms Action à Grenoble. Les personnes d’origine rom ressortissantes européennes sont très soutenues et accompagnées par cette structure et on remarque qu’il s’est créé une sorte d’obligation de passer par l’association comme préalable à l’accès aux droits et aux autres structures institutionnelles et caritatives. Les assistantes sociales ne reçoivent pas les personnes sans un accompagnement de la part de Roms Action, les structures humanitaires demandent même des attestations d’accompagnement par Roms Action à leurs bénéficiaires. Ce n’est pas le seul public qui a besoin de ces attestations mais usuellement elles sont fournies par les assistantes sociales de secteur.
Donc, l’accompagnement devient une obligation dans ces cas précis, un « rituel », un passage obligé de l’état de non-droit à l’accès aux droits. Cela constitue une sorte de « stage social » dans le parcours d’insertion des individus nommés « étrangers », « migrants », « désocialisés »… Or ce travail est effectué de plus en plus souvent en urgence, ce qui aboutit à des réponses d’ordre humanitaire au détriment d’un réel accès aux droits et à l’insertion. Se rajoute à cela une forte segmentation et une mise en concurrence permanente des différents publics en précarité.
Les travailleurs sociaux deviennent tellement préoccupés par les dossiers à traiter et tellement surchargés qu’il n’y a plus ou peu d’espaces d’échange, de rencontre. Ainsi, l’accompagnement social en tant que droit a tendance à se réduire aux droits, c’est-à-dire à être séparé de l’écoute, de la rencontre pour laisser place à une technicité bureaucratique. Dans le contexte social actuel, tout concourt à dissuader les professionnels de prendre le temps et la responsabilité, d’avoir de la disponibilité. Ce temps passé à écouter, à faire connaissance, à prendre la mesure de la situation dans laquelle se trouve le public est souvent reproché en tant que manquement au regard des normes de rentabilité et d’efficacité. Ces contraintes de gestion administratives mettent en jeu les relations humaines. Les intervenants sociaux perdent leur temps avec des formalités – grilles, statistiques, chiffres, documents remplis avec des données qui n’ont rien à voir avec ce qui est attendu de leur travail par les bénéficiaires.
Je peux constater et témoigner de ce changement dans mon propre travail. Il y a peu, j’ai eu la possibilité de passer du temps dans des espaces interstitiels, autrement dit : salles d’attente du centre départemental de santé, de l’hôpital ou dans un couloir d’une école où la rencontre et le lien se créent, où des échanges se font, lors d’un temps quasi suspendu. Ce temps d’accompagnement s’est vu réduit progressivement au nom de l’autonomie et il est en train de disparaître. J’ai l’impression de devenir une espèce de machine à fabriquer des aides financières extra légales en forme des secours d’urgence pour répondre aux besoins de subsistance des personnes confrontées à une précarité et à une solitude de plus en plus écrasante.
Cependant, j’ai eu la chance, dans le secteur associatif où j’exerce, d’avoir ces espaces interstitiels, de les connaître, de vouloir et pouvoir essayer de les rétablir. Mais dans certaines institutions, la situation est plus difficile et fermée pour les travailleurs sociaux. La commande envers eux est notamment la technicité, avec peu d’espace pour l’échange qui dépasse « les cases », sans « aller vers et avec », et les travailleurs sociaux consciencieux doivent essayer d’établir artificiellement cet espace intersticiel dans leur bureau. Mais est-ce réellement possible ?
En tout état de cause, il faudra faire le deuil d’un suivi enseigné à l’école de formation des travailleurs sociaux, c’est-à-dire une prise en charge sur le long terme, exhaustive, justifiée, comptabilisée, administrativement « en règle ». Mais cela ne signifie pour autant pas être inefficace. Pourquoi ne pas s’appuyer sur la configuration du terrain plutôt que de planifier en avance, pourquoi ne pas permettre, dans le respect des missions, un « usage secondaire » des services sociaux (2) ? Il y a des exemples où un service de traduction, ou de médiation « détourne » son usage vers des pratiques étendues comme rencontrer les gens pour leur rappeler un rendez-vous, les accompagner dans leurs démarches. Cela implique pour l’intervenant de suspendre son jugement et ses représentations sur la dépendance et l’autonomie. L’accompagnement physique des populations roms ou autres peut se révéler nécessaire et utile, en particulier dans un contexte de changements et restructurations des institutions qui désorientent les personnes. Un exemple parmi tant d’autres : notre association a déménagé deux fois en dix ans et un troisième déménagement est prévu prochainement. Le conseil général se restructure, les services locaux de solidarité se créent. L’imposition de l’accessibilité pour l’ensemble des établissements accueillants du public pour 2015 va amener de nombreuses structures à se délocaliser pour améliorer l’accessibilité aux personnes handicapées, etc.
Trouver les structures n’est pas simplement une question d’avoir la bonne adresse, l’accompagnement physique a son importance, son rôle, notamment avec cet espace interstitiel où le lien peut se créer. Comment alors repenser nos accompagnements, ou plutôt le manque d’accompagnement? Comment veiller à respecter la demande des bénéficiaires sans imposer une obligation ? Comment (re)créer ces espaces, ces rencontres dans et en dehors de nos bureaux ?
(1) Dans Vivre sans abri, De la mémoire des lieux à l’affirmation de soi, Editions rue d’Ulm, 2011.
(2) Jacqueline Fastrès, Travail social et populations roms : lutte contre le cercle vicieux, Intermag, Magazine d’intervention, Textes & Etudes, septembre 2009.
Bonjour,
Je viens de découvrir votre billet. Le professionnel que je suis (M.E auprès de personnes en situation de précarité) vous en remercie. La profession est trop peu bavarde sur ce qu’elle fait, sur ce qu’elle vit.
A la question: « Accompagnement social : nécessité, droit ou obligation ? », je répondrais: les trois. Mais précisons.
Nécessité face au phénomène repéré.
Droit des « usagers ».
Obligation de l’Etat.
A l’heure où certains d’entre nous défendons l’idée que le seul traitement de symptômes sociaux (absence d’hébergement, de logement et de revenus) ne suffit pas à permettre aux personnes en difficulté de vivre dignement, et que l’accompagnement dit social est le meilleur outil de lutte contre les exclusions, votre billet peut surprendre.
J’y vois personnellement, non pas la remise en question du droit à l’accompagnement, mais plutôt le constat d’un glissement de la prise en charge proposée. Vous témoignez d’une réalité de terrain rencontrée, et celle-ci me fait penser à celle que l’on retrouve dans le champ traditionnel de l’action sociale, et qui aurait le mérite que l’on y vienne interroger les attendus.
Je suis certain, en vous lisant, que vous avez la mesure de l’accompagnement, celui qui se fait modeste, celui où la présence aux côtés de la personne est la moins visible, celui qui s’adapte à chaque individu, et non figé, comme un poids qui ralentirait la progression du sujet.
Alors posons nous la question ensemble: qu’est-ce représente l’acte d’accompagner?
Benjamin.
Travailleur social….non! Accompagnateur.