Les professionnels du service d’accompagnement à la vie sociale itinéraire bis de Mordelles (Ille-et-Vilaine) témoignent de leur pratique
Peut-être y a-t-il d’emblée, pour commencer, à relever un paradoxe : les services d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) ont vu le jour dans le cadre du rapport Charzat sur les besoins des personnes atteintes d’un handicap psychique (mars 2002) et du décret du 11 mars 2005. La volonté affichée du législateur était d’améliorer la vie des personnes en situation de handicap psychique et celle de leur proche. L’accent est mis par le décret sur « la participation citoyenne et l’insertion sociale ». Voilà l’orientation et le cadre législatif qui embrassent les SAVS. Et puis il y a la réalité. Reste que l’appel à cette dernière nous semble toujours un aveu, mais de quoi ? « Un aveu d’impuissance » dit-on facilement, l’impuissance de qui ? Des personnes atteintes de troubles psychiques ? Des proches ? Des accompagnateurs ? De tous en même temps. On entend aussi « limite » de l’accompagnement, mais à nouveau limite de qui ? Tout cela me fait penser à cette injonction thérapeutique, paradoxale, reprise par le psychanalyste Harold Searles « Soyez décontracté ! », comme nous pourrions dire « Soyez citoyen ! »
Le rapport Charzat a auditionné des associations de parents et il a bien fait. Ce que veut tout parent, quel qu’il soit, est que son enfant grandisse, s’autonomise, établisse des relations, travaille, parte de la maison, participe à la vie de la cité ; mais ces parents se heurtent à de l’isolement, de l’enfermement, de l’étrangeté et, parfois, de la violence. Eux, travaillent, élèvent leurs enfants, les aident, ce qu’ils demandent au politique c’est un relai, un aménagement pour des enfants adultes impuissants. Néanmoins pas toujours, car ces derniers, les bénéficiaires, sont aussi partie prenante de l’aventure, même si le chemin poursuivi est parfois long et demande une main secourable.
Aujourd’hui F devait venir me voir à 16 h. Elle me l’a confirmé, à 14 h, quand je l’ai appelée. Mais voilà, dehors l’orage gronde et il pleut sur les trottoirs de la vie. Alors son compagnon me téléphone pour me dire qu’elle m’a laissé un message téléphonique, que je n’ai pas encore écouté, et qu’elle ne viendra pas car elle a très mal aux pieds. Mais, me dit-il, cela devrait s’arranger, du moins le problème aux pieds. Car, ajoute-t-il, il y en a d’autres des problèmes. Enfin F est à côté de lui et je lui demande de me la passer. Alors oui, elle a de l’eczéma aux pieds et n’a que des petites sandales pour marcher et il pleut, alors non, elle ne peut pas venir.
Je pense qu’elle pourrait prendre un parapluie, mais après tout a-t-elle un parapluie ? Je pourrais penser qu’elle ne veut pas venir. Si seulement je pouvais en être sûre ! Et la question n’est pas ce que veut F, mais ce que peut F ? Ce qu’elle veut, elle le sait : avoir des relations, travailler, participer aux activités, venir me parler ou pas, mais le peut-elle vraiment ? Encore une injonction : « Soyez puissant !». Vouloir ce que l’on veut, est une chose difficile, cela suppose non seulement une insistance, l’inscription dans une temporalité, mais aussi la capacité de se donner les moyens d’une réalisation. C’est aussi d’une certaine manière, pouvoir ce que l’on veut. Double difficulté, vouloir et pouvoir.
Ce matin, mon regard s’est posé machinalement sur la photographie souriante d’un enfant en fauteuil roulant avec, sous son coude, posé sur ses genoux, un ballon de basket. Une leçon simple de vie, une bonne connaissance de ses limites. Vouloir jouer au basket et le faire en tenant compte de ses possibilités, de la réalité du corps. Mais comment tenir compte des limites que nous impose la maladie psychique ? Quand justement la pathologie mentale entraîne une perception déformée de la réalité et de ses limites ? L’effort de beaucoup consiste alors à ne pas décrocher totalement, à chercher à maintenir un contact, une relation avec le commun, le partageable, le semblable. Tout l’effort des chargés d’accompagnement tend à soutenir cet espoir, à étayer cette réalité impuissante, jamais assurée de son existence. Toujours prête à nous filer entre les doigts, à la manière d’un filet d’eau sur lequel la main se resserre, défaite. Et nous prenons, reprenons, nous pensons continuité là où la discontinuité n’en n’est même plus une. Là où l’histoire et le langage font défaut. L’espoir indiscutablement se niche dans cette adresse toujours reconduite malgré les chutes et les rechutes. Qu’elle se dise dans des textes de loi, dans les actions citoyennes ou militantes, dans les gestes simples d’accompagnement, l’adresse n’est pas une injonction mais bien l’espoir d’une transformation. Un espoir partagé qui n’est pas toujours en notre pouvoir de réaliser, mais que nous reconduisons ensemble bénéficiaires, parents, partenaires et chargés d’accompagnement.