Vincent Pallard, 27 ans, moniteur-éducateur dans un village d’enfants.
Deux ans se sont écoulés depuis que j’ai reçu le titre de travailleur social. Deux ans durant lesquels j’ai participé à des projets d’élaboration collectifs dans des structures d’accueil et de soin, ce qui m’a apporté connaissances, rencontres, et assise dans ma posture de professionnel de l’action sociale. Deux ans pendant lesquels j’ai aussi dû commencer à marcher sur les frontières qui séparent les jolies convictions des grandes certitudes. Ces grandes, et à la fois si petites certitudes, aussi confortablement installées dans nos esprits que l’ont un jour naïvement été nos fesses dans les amphis protecteurs de nos instituts de formation. Ces belles certitudes qui rassurent, qui nous rassurent, dans ce que l’on est et ce que l’on projette sur l’autre. Ce genre de certitudes qui veut maîtriser, à tort et en vain, ce que le quotidien d’une relation a en soi de plus indomptable. Celles qui nous confortent dans l’idée que nous savons ce qui ne peut être su. Celles qui donnent du sens à l’incompréhensible, et qui sculptent le corps d’un métier en manque de relief. Celles, non moins salvatrices, qui désinfecteraient comme par magie les rouages encrassés d’une institution si facilement incriminable.
SAVOIR. Voilà bien l’ambition inavouable de chacun d’entre nous qui marche aux côtés d’individus perdus dans les limbes de leur société. Parce que l’Autre en souffrance, lui, ne sait pas. Pour des raisons qui soit lui appartiennent, soit lui échappent, il n’est pas ou plus en mesure de faire des choix à la mesure de son besoin. Il ne sait pas non plus hurler un appel à l’aide à la hauteur de l’entendement de celui qui reçoit son cri. On se hasarde donc à savoir pour lui. On observe, on tergiverse, on théorise, on projette, puis on applique. On hypothèque son devenir au poids des piles d’observation, de rapports et de synthèses qui pèsent sur la table de l’incertitude. Car qui saura, si ce n’est lui, si ce n’est moi ? Et qui suis-je alors, si je ne sais pas ? Moi, l’éducateur « suffisamment bon », qui se remplit de concepts solides assimilées au prix de lectures, de colloques, d’expériences successives, pour donner corps à ce qu’il entreprend. « Cadre », « juste distance », « bonne posture », « relation éducative »… Que suis-je, si je laisse le spectre du doute faire de l’ombre à mon positionnement professionnel ? À mes convictions ? À mon égo ? Par où (re)commencer, si je lâche prise sur ces savoirs pourtant si rassurants? Qu’ai-je à perdre? À gagner… ?
C’est à ce type de questions auquel il est incommodant de se confronter lorsqu’on laisse s’envoler nos certitudes. On m’a personnellement beaucoup reproché, très souvent à raison, de trop douter, de ne pas être assez sûr de ce qui pourrait aller sans dire. Et il est clair qu’il n’est pas sain, ni pour l’usager ni pour soi, de mettre en question la moindre petite brindille de son champ des possibles. Pour autant, je ne peux m’empêcher de penser, et ces deux dernières années m’y ont poussé, que le fait d’avoir des certitudes est peut-être plus périlleux que d’en être dépourvu. Certains techniciens de la relation d’aide foulent d’un pied nu et assuré les routes de l’éducation spéciale en SACHANT. En sachant ce que l’Autre porte en son creux. En sachant ce dont il a besoin, ce qui doit lui être aménagé ou non. Et à dire vrai, chacun, vous et moi compris, porte son petit baluchon de certitudes pour aller aux devant de ce que Georges Perec appelait les petites cuillers du quotidien. Sans ce baluchon, nous ne serions que, disons, des violons sans archet. Car c’est paradoxalement en partie le même genre de certitudes qui a motivé ce singulier voyage en terres inconquises. Alors en quoi pourraient-elles bien faire autant défaut ?
Le travail social est à mon sens de plus en plus confronté à une école de pensée mue par une politique du concret. Du quantitatif. Il nous faut objectiver notre travail pour davantage le justifier. Nous justifier d’une utilité publique. Le social semble lui aussi avoir besoin que l’on corrèle la portée de son engagement à celle de ses résultats, aussi maigres et impalpables soient-ils. Parce que ce travail n’a pas l’écho qu’il « mérite » dans la pensée collective, nous sommes tentés de courir après la reconnaissance. La certification. Non plus par un bout de papier, mais bel et bien par le consentement moral d’une société dans laquelle nous cherchons notre place. Il nous faudrait rapporter les faits de ce quotidien qui est pourtant basé sur ce qu’il y a en soi de plus arbitraire : la condition humaine. Alors on matérialise l’immatériel. On légitime nos actions éducatives en les technicisant à coups de fondamentaux, quelques fois empruntés un peu trop hâtivement aux pionniers de la théorisation. On en extrait des recettes, des « tambouilles spécialisées ». On pourrait même s’imaginer l’espace d’une seconde que l’équation d’une relation est composée du même type de variables qu’une équation mathématique. Devant la logique bien fondée de nos techniques d’intervention, on se risque à vérifier un peu moins consciencieusement nos hypothèses, mais à davantage frôler le résultat puisque l’on s’autorise inconsciemment quelques interprétations et deux trois raccourcis. Et on finit par caresser du doigt l’intangible. Effleurer des « victoires » potentielles. Car il faut bien réussir, pour gagner l’estime des autres. L’estime de soi…
Puis vient un moment où l’on peut freiner ces mises en questions. On a déjà du mal à (se) prouver la portée de ce que l’on entreprend auprès de celui qui souffre : que nous reste-t-il à savoir si l’on met en danger le peu de certitudes que l’on oeuvre tant à sauvegarder ? On peut ainsi continuer à de moins en moins douter pour, disons, assurer notre survie professionnelle. Se risquer à s’enfermer dans une vision plus étriquée de ce que nous sommes. De ce qu’est l’Autre. À transformer la complexité, la richesse de ce qui fait son quotidien – du nôtre – une scène de l’infini possible, en un paysage délimité par les balises de notre prétendu savoir. Et à dresser, à terme, un mur entre soi et l’usager. « Poser un cadre » peut alors devenir une exigence de bonnes conduites. Pour ne plus laisser l’autre exister dans ce qu’il est, mais le projeter dans ce que nous souhaitons qu’il devienne. « La distance » peut n’être plus qu’un moyen sûr de se garder de ce que l’autre projette sur nous de ce qu’il attend, et que nous sommes, sans doute, dans l’insupportable impossibilité de lui garantir. « Avoir la bonne posture » reviendrait à dominer l’autre, malgré nous, du haut de notre tour d’ivoire. « La relation éducative » ne serait guère plus vécue que comme un simple support de travail vecteur de renarcissisation. Quite à confondre le désir de l’autre, déshumanisé, avec le désir de soi, galvanisant. Et puisqu’il est bien plus aisé de savoir ce qui est bon pour soi, alors on saurait…
C’est d’un capital toute-puissance dont est potentiellement prémuni, à mon sens, chacun d’entre nous qui se veut garde-fou de la relation éducative. Les certitudes du travail social ont en cela de dommageable qu’elles ne sont à long terme bénéfiques que pour soi-même. Il me semble que l’éducateur a un réel complexe de légitimité sociale, professionnelle – personnelle ? – qui peut rendre son rapport à l’humilité parfois controversable. Qu’on se le redise : nous avons tous notre lot de bonnes certitudes. Ce sont celles qui nous motivent à croire encore, en dépit des échecs successifs, que cet enfant destructuré pourra un jour s’épanouir dans son environnement social. Ce sont celles qui nous poussent à réfuter l’idée qu’un schizophrène n’a définitivement pas sa place dans une société élitiste qui prône la sanité de corps et d’esprit. Ou encore celles qui nous poussent à combattre les politiques actuelles qui travestissent nos convictions humanistes en de jolies fables utopiques. Mais ce sont aussi celles qui nous motivent à croire que, sans nos interventions bienveillantes et nos théories intellectuelles, cet enfant n’aura probablement pas la chance de parvenir à grimper l’échelle de l’accomplissement. Ce sont aussi celles qui nous poussent à réfuter l’inconcevable idée que ce schizophrène n’a peut-être aucunement comme projet de réintégrer une place – et laquelle ? – dans la société qui l’a marginalisé. Ou encore celles qui nous font fantasmer sur les perspectives d’un monde infiniment meilleur.
Ces certitudes sont le moteur de notre travail. La machine qui permet au train de rester en marche, en dépit des intempéries. Mais l’essence même de ce qui se réalise au quotidien, elle, échappe pour une grande part à notre entreprise. Et c’est bien cela qui nous insécurise, et qui peut laisser place à la dérive dans le champ de l’action sociale. Nous avons bien à disposition des outils fort bien pensés pour nous mettre le plus à distance de tous ces enjeux intrapersonnels. Des espaces institutionnels, aménagés pour les professionnels marchant aux côté de l’usager. Analyse des pratiques, régulation d’équipe, supervision de groupe, transmissions… Le problème, c’est qu’ils peuvent facilement être dénaturés de l’intérieur. Il peut alors facilement n’être plus question que de règlements de compte sur de bonnes ou mauvaises pratiques, de déversoirs affectifs, ou d’égos qui se mêlent les uns aux autres.
Notre travail me semble porteur d’une quête spirituelle de laquelle nous sommes susceptibles d’écarter son principal protagoniste, à savoir cet Autre qui, lui, n’a que faire de nos états d’âme. Qui n’a que faire de nos questions existentielles. Qui n’a ni même que faire de ce présent étalage d’égocentrisme. Cet Autre, qui n’aspire simplement qu’à être écouté, certes. Mais à être entendu, surtout. Et qui ne demande au final que ce que la loi lui prévoit pourtant de droit et d’évidences : être (re)mis au coeur du dispositif sensé le prendre en charge, tandis qu’il peine à y parvenir seul.