Lilian Gravière, philosophe, formateur à l’Institut du travail social de la région Auvergne (ITSRA) de Clermont-Ferrand, membre du comité de rédaction de la revue Vie Sociale, éditée par le Cédias-Musée social.
Préambule
Le texte qui suit se veut un essai de reportage philosophique concernant certaines suites humaines liées à la crise récente du logement d’urgence au sein du département du Puy-de-Dôme. Il ne s’agit pas d’offrir une lecture politique des faits, simplement de tirer quelques conclusions à partir de l’observation directe, donc subjective, du principal théâtre des événements, un campement établi à la hâte en plein centre de Clermont-Ferrand, pendant près de deux semaines. Le ton mélange ce que la tradition philosophique nomme intention descriptive et intention normative. Il se veut un éloge de quelques travailleurs sociaux anonymes rencontrés lors de ce drame.
The place to be
Lundi 2 septembre 2013, 23 heures, église des Minimes, place de Jaude, Clermont-Ferrand. Depuis quelques heures, près de 350 personnes sont dehors, sans toit, encore sous le coup d’un changement brutal de leur condition. L’association gestionnaire du 115 dans le département du Puy-de-Dôme, étranglée financièrement, lasse d’attendre des subventions de l’Etat qui ne viennent pas, ne peut plus payer les nuitées d’hôtel de ces hommes et femmes, vivant souvent en famille. L’église des Minimes est caractéristique, au moins par sa pierre noire, dite de Volvic, de l’architecture clermontoise. Les touristes ne s’y arrêtent que rarement. Elle recèle au moins l’avantage de posséder une entrée sur la place de Jaude. Les femmes, les hommes, les enfants, que très rapidement la presse locale nommera les sans-logis, peut-être faute de mieux, n’y passeront qu’une nuit, un début d’incendie les en délogeant dès le lendemain matin. Il y a là tout ce que le logement d’urgence peut accueillir. Des déboutés du droit d’asile notamment, mais pas seulement.
Odeurs de corps en sueur, odeurs de peurs, odeurs de pleurs. Une femme, une jeune maman, craque. Montée d’angoisse ? Son fils, à peine âgé de quelques années lui désobéit. Rien d’alarmant, l’église en a vu d’autres. Mais à 23 heures, sur les dalles froides de la nef centrale, au milieu des autres, l’émotion domine. Les sanglots viennent. Un peu plus loin deux familles se disputent le même matelas qu’un anonyme est venu offrir quelques minutes plus tôt. Certains s’avancent vers l’une, vers l’autre. Certains hésitent, certains détournent le regard, certains fuient. Diversité de réactions, diversité de lectures, diversité de réponses. Dehors, sur le parvis, quelques journalistes tentent de saisir une parole, un bon mot, une information. L’affaire commence à être médiatisée nationalement. Beaucoup de gens sont là, volontairement. Des personnes touchées par la détresse. Des militants associatifs, humanitaires, politiques, parfois les trois réunis en une seule et même personne. Et quelques travailleurs sociaux de l’ANEF ou d’ailleurs. Principe déontologique, choix éthique. La plupart de ces travailleurs sociaux me sont connus. Etre enseignant dans la principale école de formation en travail social de la région est une chance.
Les manifestations d’un art
Pour quiconque s’interroge sur l’utilité de développer un travail social professionnel, l’expérience de ces presque deux semaines sur la place de Jaude, sous les tentes et les barnums, en compagnie des quelque 300 personnes délogées, serait instructive. Qui pour rassurer la jeune mère ? Qui pour départager les deux familles ? Personne d’autres que certains qui s’avancent, le pas presque automatique. Il n’y a pas d’urgence, peut-être, mais l’événement commande d’intervenir. Quels mots trouver ? Quels gestes accomplir ? Quelles attitudes adopter ? Sans doute les travailleurs sociaux présents ce soir-là ne suivront-ils aucun protocole. A la limite une méthode, mais bien difficilement axiomatisable. Plus sûrement encore une série de petites habitudes, de petites astuces acquises au cours des jours, des mois ou des années passés quelque part dans l’une des branches du service social ou de l’éducation spécialisée. Ils n’ont pas sans doute pas la solution, mais sont mieux armés ces travailleurs sociaux. C’est indiscutable. D’une certaine manière, ils savent faire. Ils savent au moins qu’il faut faire. D’un coup, les notions ou expressions trop souvent entendues, qui peuplent la langue parfois si artificielle de la formation, brisent leur gangue de rigidité et prennent sens dans la simplicité même de l’acte que commande la situation. Se faire assez confiance dans une situation d’incertitude, situation indéterminée écrirait peut-être un Donald A. Schön, n’est pas inné. C’est bien une habitude acquise. Comme celle de ne pas s’apitoyer. Comme celle de ne pas fuir. Comme celle d’être présent, sans pour autant l’être trop. Habitudes tacites, difficilement formalisables, mais une typologie semble presque possible pour un observateur qui s’en donnerait la peine. Au moins une classe logique apparaît, celle des aptitudes patiemment développées à s’adapter dans l’instant. L’expérience est mère de savoirs.
Concurrences d’éthiques
Quelques jours plus tard, l’annonce d’une pluie froide menace la chaleur d’un été presque finissant. La plupart familles se sont installées. Non plus dans l’église, mais devant l’église. Un village de barnums et de tentes a poussé. Une vie s’organise. Des rôles bien définis s’affichent. Le politique sur le retour, distribuant son numéro de portable à tout va, promettant à qui veut l’entendre qu’il lui suffirait d’un appel à ses contacts pour trouver de nouveaux logements. Des bénévoles, discrets, pour la plupart membres d’associations humanitaires. Des travailleurs sociaux aussi, dans le cadre de leurs missions ou non. Et puis les militants d’extrême gauche, surtout. Plus nombreux ? Pas sûr. Plus présents, certainement. Ils avancent en terrain conquis, imposant leur loi. Quelque chose dans le climat a changé. Indices qui ne trompent pas. Des tracts. Une pétition. Des manifs. Des slogans. Des rumeurs. Beaucoup de rumeurs. « Les flics vont venir ce soir nous déloger, c’est sûr ! ». « Des skinheads tournent autour du campement, ils cherchent la merde. » Rumeurs gratuites ? Rumeurs fortuites ? Qui sait. Les techniques de prise de pouvoir ne changent pas. Les discours se radicalisent. L’enjeu n’est plus seulement celui du logement d’urgence, il est devenu celui de la réquisition des appartements, du soutien aux sans-papiers, celui du combat contre les lois sécuritaires, celui de la lutte à mort contre le fascisme. Ça sent la poudre. L’heure n’est plus à la modération. Il est interdit d’être raisonnable. L’indignation devient obligatoire. Le refus des solutions aussi.
« Je ne les supporte plus », me dira une travailleuse sociale. « Ils ne font pas assez attention aux conflits qu’il y a entre les gens, selon leurs nationalités d’origine. Ils sont naïfs et se laissent avoir, créant ou renforçant des petites injustices entre les familles. Dans le même temps ils incitent les gens à refuser les propositions de relogement avancées par la préfecture. » Une ancienne assistance sociale remarquera sobrement quant à elle : « Ceux qui manquent de professionnalisme cherchent des solutions globales, immédiates, impossibles. Ils bloquent la situation. Le seul travail possible est un travail de dentelle, au cas par cas. » Diagnostic social. L’expression est devenue courante. Usage linguistique ordinaire du travailleur social d’aujourd’hui. Au départ le titre d’un ouvrage d’un genre nouveau, publié en 1917. Le premier traité théorique du travail social professionnel, le maître ouvrage de Mary E. Richmond. Ouvrage déroulant le social casework, la méthode du cas par cas. Méthode enjoignant au social worker de ne jamais sacrifier à l’idéologie les intérêts de son client.
The end ?
Presque une semaine plus tard, le camp est toujours là mais ses heures sont comptées. Ambiance crépusculaire de fin de règne, de fin du monde, de fin d’un monde. Il y a moins de monde. L’extrême gauche hier triomphante semble hagarde. La griserie cède la place à la gueule de bois. Le froid commence à avoir raison de la révolution. Les sans-logis du 115 ont refusé le rôle tout trouvé de martyrs de la cause. Deux éducatrices spécialisées me proposent de les aider à accompagner jusqu’à un gymnase une famille bosniaque. Deux parents, jeunes. Deux fils. Dont un tout petit, à peine un an, à peine vêtu d’un pyjama. Comment a-t-il tenu dans le froid ces derniers jours ? La famille parle mal le français. Regards et sourires échangés. Qui sait ce qu’elle a connu avant d’être en France ? Pour l’instant, elle attend là, simplement. Pas de résignation. Juste l’envie d’offrir pour la première fois depuis presque deux semaines un confort minimal à ses enfants. Rien de plus, mais au moins cela. Deux voitures et quelques minutes de trajet dans la circulation clermontoise suffiront.
Comparé au campement place de Jaude, le stade donne l’impression d’un monde de luxe. Redécouverte de choses simples. La chaleur, l’espace, l’hygiène. D’un coup tout est offert à la famille. L’accueil est géré pour quelques heures encore par la Croix-Rouge. Nous attendrons près d’une heure que vienne le tour de notre famille, le hall d’entrée du stade servant de check point. Tout autour de nous les bénévoles de la Croix-Rouge s’affairent et quelques futurs ex-sans-logis de la place de Jaude vont et viennent. Le stade a presque des allures de vie normale. A quoi pensent les deux éducatrices spécialisées ? Quelque chose d’un sentiment du devoir accompli face à la détresse humaine ? Leurs regards trahissent la fatigue. Elles m’ont l’une et l’autre confié être restées des journées entières au campement. Elles tiendront encore, au moins pour cette famille. Pour elles aussi une page se tourne.
Bravo pour ce bel article qui mêle émotion, sensibilité et analyse d’une intolérable situation.
Merci Jean ! Je suis touché de ce geste de ta part.
merci LILIAN pour ton propos , qui me ramène à la réalité du quotidien ! vous êtes en conformité avec nos convictions révolutionnaires ! je serai toujours à vos cotés pour vous aider ! n’hésites pas à me contacter !
Hasta la victoria Siempre !
JC ARESTE 0682808076
Merci Jean-Claude !
Comme d’habitude Lilian, tu as l’art – et la manière – de nous transporter vers des champs non conventionnels.
Merci bien.
Merci Lionel ! J’ai proposé à Marc Ossorguine que l’on fasse un jour un article ensemble.
Mais je me dis que l’on pourrait peut-être, si ca te dit, en faire de même toi et moi.
Lilian
merci de m’avoir signalé ton article… ça fait du bien de te lire et je transmettrai aux étudiants d’ici! Serais-tu libre le 30 septembre pour venir à Reims? je suis en train d’organiser les séminaires recherche de cette année autour du HS Sociographe sur la recherche qui sortira en novembre avec des articles très éthiques, cliniques et critiques venant de chercheurs engagés! Mon article publié chez vous a fait l’objet d’une conférence à Chambéry… très vivante!
A bientôt,
Bien amicalement,
Catherine