Jérôme Voisin, intervenant en thérapie sociale dans les institutions éducatives et sociales
Nous regardons de loin et sommes tentés de condamner certains comportements et attitudes d’une partie de notre jeunesse. Seuls ou en groupe, ces jeunes parlent fort, provoquent, interpellent avec véhémence, voire agressent, dans la rue, le bus, au cinéma, dans la cour de leur établissement scolaire, sur les terrains de sport… et ils sont aujourd’hui garçons mais aussi filles. Ils dérangent et beaucoup d’adultes témoignent d’expériences de gêne, de stress, de colère ou de peur face à ces jeunes. Sentiments légitimes lorsque l’on considère la dangerosité réelle de certains de ces groupes.
Sur les plans social et politique, s’organisent un maintien de l’ordre et une répression de ces mauvais comportements. Afin de garantir cet ordre et son maintien, nous disposons des policiers et des nouvelles formes de police dans l’espace public (BAC, police de proximité, large développement des polices municipales et de leurs missions, vidéosurveillance) ; généralisons la présence de vigiles salariés de sociétés privées, professionnels formés ou encore professionnels ayant pour seule compétence des attributs qui doivent inspirer la crainte ; massifions la professionnalisation de jeunes aînés « médiateurs », présents sur tous les trajets empruntés et les lieux fréquentés par cette jeunesse ; exigeons des institutions scolaire et judiciaire des réponses plus rapides et exemplaires ; développons les dispositifs de veille, d’alerte et de prise en charge de notre jeunesse et de ses dérives.
L’ordonnance de 1945, qui définit jusqu’à aujourd’hui le traitement judiciaire des délits et crimes de ces jeunes, considère ceux-ci comme d’abord des enfants en difficulté et privilégie leur éducabilité. Cette conception historique tend à être remise en cause tant ces jeunes vus comme difficiles nous renvoient à une certaine forme d’impuissance. Nous sommes alors tentés par de nouveaux dispositifs pouvant être regroupés sous l’idée de « plus » : plus de cadre, d’autorité, de répression, d’enfermement. Certains imaginent à ce titre une rééducation assurée par un encadrement militaire strict.
Educateur spécialisé auprès de cette jeunesse durant dix années et intervenant depuis dix ans au sein des institutions et auprès des professionnels chargés d’accompagner ces jeunes, j’interroge : d’où vient cette violence de la jeunesse ? Est-elle caractéristique et spécifique de cet âge ? Est-elle à comprendre ? Et si oui, à partir de quoi ? Est-elle à sanctionner ? Bien entendu, mais comment ? Et plus globalement, qui sont nos adolescents ?
On considère souvent l’adolescence comme une période de bouleversement, de recherche identitaire, propice à la rébellion. Dans cet âge de vie, l’enfant s’extrait du système familial (en terme de liens et de symboliques, ou parfois physiquement) et survalorise d’autres appartenances, valeurs, attitudes et comportements. Il regarde ailleurs que sa famille, même si parfois, pour celui qui observe, cet ailleurs apparait comme semblable à cette même famille.
Bien entendu, certains adolescents restent relativement conformes aux attendus dans tous les lieux tenus ou fréquentés par des adultes (famille, école, sports, commerce, rue,). Cela n’empêche pas ceux-ci de s’inventer des espaces de liberté, des pratiques spécifiques leur permettant d’être inclus dans des groupes, et des conduites d’opposition au modèle familial plus ou moins cachées, masquées. Et d’autres, ceux qui nous préoccupent prioritairement, vont jusqu’à se conduire de manière indifférenciée quels que soient le contexte, l’enjeu, l’adulte en face et sa fonction, etc. Ils provoquent, menacent, méprisent, humilient, font comme si « le reste du monde n’existait pas », et quelques-uns d’entre eux sont capables de violenter physiquement ceux qui les entourent.
Ces comportements se réalisent d’abord entre jeunes, où chacun éprouve et est éprouvé dans sa capacité à agir et à réagir. Nous observons alors des jeunes qui « se testent du regard » (regard sombre, dédaigneux ou menaçant) ; une équipe sur un terrain de sport qui se moque des joueurs de l’équipe adverse, qui les insulte ; un groupe qui dans l’enceinte scolaire « s’amuse » à frapper ceux qu’il croise ; un autre groupe qui dans la rue entoure, menace et rackette d’autres jeunes passants ; des jeunes garçons qui au collège harcèlent et réalisent des attouchements insistants sur des jeunes filles… Il y a certes ces violences actives, bruyantes et souvent collectives, mais également des violences plus passives, plus sourdes, plus individuelles de toxicomanie, d’alcoolisation, de scarifications, d’isolement. Des violences entraînant d’autres violences.
Il ne s’agit pas ici de réduire le monde adolescent à ces violences. Il paraît néanmoins nécessaire de rappeler que celles-ci ont lieu principalement entre jeunes, hors de la vue des adultes, dans une certaine quotidienneté qui agit sans aucun doute sur le bien-être de notre jeunesse, sa capacité d’apprentissage, sa confiance.
Et les adultes que nous sommes peuvent également être confrontés à ces violences.
Un jeune qui regarde de façon méprisante ou agressive les adultes qu’il croise ; un adolescent interpellé par son parent et qui ne manifeste aucune réaction, faisant comme si son parent et ce qu’il dit n’existaient pas ; un groupe d’adolescents insultant l’adulte qui les reprend sur leurs comportements dans la rue ; un enseignant confronté à des mépris collectifs dans sa classe, exprimés par des moqueries, des bavardages insistants ; un chauffeur de transports en commun chargé de supporter les hurlements de jeunes, ou agressé parce qu’il demande que ces hurlements cessent…
De la même façon, ces violences répétées interfèrent sur le bien-être de ces adultes.
Les victimes de violences risquent de mal vivre la fréquentation (avérée ou probable) de leurs « bourreaux » et de développer des maladies sociales du type la dépression (je n’y arrive pas, je ne peux rien changer, je suis « moche », haïssable), la sociopathie (les autres sont méprisables, je suis seul à être digne) ou encore la paranoïa (ils me veulent du mal).
Ces maladies sociales vont largement influencer les conduites et comportements des uns et des autres. Là où nous pouvions considérer la violence comme un acte isolé, archaïsme ou témoignage d’un manque d’éducation, ou comme l’expression d’une souffrance, nous pourrions ici la saisir comme partie d’un mécanisme complexe intervenant dans tout lien.
En effet, si la violence peut être définie comme une pratique consistant à nier l’autre dans son humanité, à refuser à cet autre qu’il puisse exister avec son besoin, à chosifier cet autre, nous pouvons déterminer 4 grands types de violence (source : Charles Rojzman, 2011) : l’agression, qu’elle soit physique ou verbale ; le jugement (de la déconsidération, en passant par le mépris, jusqu’à l’humiliation) ; l’indifférence ou l’abandon ; la culpabilisation.
A partir de quoi les comprendre ?
Si l’on considère la rébellion adolescente comme l’expression d’un certain type de rapport à l’autorité, nous pourrions avancer l’idée qu’elle fait suite à une soumission qui l’a précédée. Une soumission de l’enfant. Ça serait donc l’apprentissage et l’expérience répétée de la soumission qui créerait la rébellion. Autrement dit, soumission et rébellion sont les deux faces d’une même médaille, d’un type de rapport appris à l’autorité.
L’enfant évolue d’abord dans un environnement familial avec ses normes et ses valeurs. Dans la plupart des familles, l’enfant est grossièrement ou subtilement sommé de correspondre aux normes parentales. Les écarts sont sanctionnés et chaque parent dispose d’un éventail de sanctions elles mêmes apprises, considérées comme « adaptées » à l’âge de l’enfant. Le jeune enfant se verra opposer un regard noir du parent ou une tape sur les mains, une fessée, un « tu n’es pas gentil ! » ou « tu es méchant ! », un abandon (« tu es puni, tu restes assis là, moi je m’en vais ») ; à l’enfant d’âge scolaire correspondront ces mêmes sanctions complétées de possibles coups variés (claques, coups de pied…), de dévalorisations, d’humiliations devant les autres membres de la famille, de culpabilisations (« tu rends maman malheureuse ! »)…
L’enfant, pris par ses besoins fondamentaux d’amour, de reconnaissance et de sécurité (Winicott), va s’efforcer de répondre aux attentes de ses parents et, aussi par crainte, s’attacher à ne pas générer la colère de ceux-ci. Malgré ses efforts, il n’y parviendra pas de façon parfaite et sera donc exposé aux sanctions citées précédemment. L’enfant fait donc l’expérience répétée de la violence et de la non-prise en compte de ce qu’il est, dans sa complexité, avec ses paradoxes.
Selon l’environnement familial, l’enfant reçoit par l’éducation, par les valeurs partagées et transmises, par les comportements valorisés ou dévalorisés, les réactions-sanctions à ses écarts, un message global de l’enfant qu’il doit être. Certains auront à être « doux, sensibles, discrets », d’autres devront être « capables, compétiteurs, engagés, résistants, courageux », d’autres encore seront aimés s’ils sont « enjoués », « coopérants », « généreux », « lumineux »…
L’enfant tentera donc tant bien que mal d’être ou d’apparaître comme l’enfant idéal attendu, apprenant à étouffer et à mépriser tout ce qui en lui ne correspond pas à cet idéal, autrement dit tout ce qui rappelle l’enfant qu’il ne doit pas être, l’enfant qu’il n’a pas le droit d’être.
L’enfant grandissant sort de son univers familial strict et va répéter ces expériences et confrontations à d’autres figures d’autorité (grands-parents, oncles et tantes, puéricultrices, enseignants, animateurs, entraîneurs de sport, éducateurs, médiateurs, policiers, bibliothécaires, chauffeurs de bus, proviseurs, patrons, chefs d’équipe…). Ces adultes que fréquentera l’enfant pourront être plus ou moins généreux et empathiques avec celui-ci. Certains pourront même apparaître aux yeux de l’enfant comme des figures idéales de l’autorité, le réconciliant pour partie avec ce qu’il est et ce qu’ils sont. Beaucoup d’entre nous ont ici le souvenir ancré d’un enseignant ou d’un animateur qui nous a regardé et traité avec attention, estime et respect, de manière suffisamment juste pour que cela constitue une expérience positive.
Ces adultes porteront aussi leur propre système de valeurs et les attitudes et comportements attendus des enfants à leur égard (méprisant ou détestant chez ces enfants ce que ces adultes ont eu à être eux-mêmes enfant, ou inversement, ce qu’ils n’ont pas eu le droit d’être). Tantôt sensiblement les mêmes que les parents de l’enfant, et parfois bien différents de ceux-ci. L’enfant pourra évoluer dans ces mondes distincts et se créer des espaces de liberté où il lui est possible de ne pas devoir être le même partout. Il adhérera plus ou moins à ces propositions. Et l’enfant qui ne correspondra pas aux attendus de ces adultes, générant stress et colère chez ceux-ci, se verra opposer des comportements ou propos teintés ou marqués par la violence (maltraitance physique ou verbale, mépris, humiliation, indifférence ou culpabilisation). Nous pourrions avancer ici l’idée que plus l’enfant a été ou est tenu, contraint, « étouffé » dans ce qu’il est, plus la part de ce qu’il n’a pas le droit d’être finira par suinter voire déborder dans certains espaces tels que l’école, le centre de loisirs…
Dans ces lieux, il semble que la difficulté ne tienne pas à l’offre culturelle et pédagogique qui est faite à l’enfant et à l’écart éventuelle entre celle-ci et le système de valeurs familial. Il apparaît que les enfants se construisent dans la pluralité et peuvent profiter pleinement de ces écarts ou même des incohérences entre ces propositions d’adultes. Ce qu’il nous faut considérer comme obstacle est à cerner bien plus dans l’interaction adulte-enfant, dans le mode de relation, de transmission et de partage, dans l’exercice de l’autorité par l’adulte professionnel. Autrement dit, l’enfant joue et rejoue avec ces adultes ce qu’il a vécu en famille puis dans toutes ces expériences sociales qui ont précédé.
Dans ces espaces professionnels, l’enfant aurait pu venir avec ce qu’il est, ce qui l’agite, y être accueilli et accompagné.
Mais cet enfant blessé par ses expériences précédentes se confrontera régulièrement à des adultes eux-mêmes blessés, manipulés par leurs blessures, réagissant en cas de difficultés par le même type de violences que celles exercées par les parents ou les professionnels des institutions qui les ont précédées.
L’enfant fera alors l’expérience répétée de la dévalorisation, du mépris, du marquage, de la mise à l’écart voire de l’exclusion, accompagnée d’une soumission forcée face à l’adulte.
Nous pourrions évoquer ici toutes ces fois où l’adulte « s’emballe » en réaction au comportement de l’enfant ou du moins ce qu’il s’en représente et lui attribue comme signification. Dans ces instants, l’enfant n’existe pas. L’adulte « lui tombe dessus » avec une disproportion entre l’acte de l’enfant et la réponse de l’adulte. C’est l’expérience de l’injustice. Non pas que l’enfant n’ait rien fait, dans bien des situations, c’est le comportement de l’enfant qui fait réagir l’adulte. C’est dans la disproportion que réside bien souvent l’injustice ressentie par l’enfant (exemple : un parent qui, face à la difficulté de son enfant à réaliser un devoir scolaire, l’injurie ou le frappe ; ou encore, comme une suite possible : l’enfant qui revient en classe avec un exercice non réalisé et l’enseignant de lui rétorquer du type : « tu trouves ça normal ? Est ce que moi je viens en classe sans avoir préparé ce que j’ai à faire ? Comment veux-tu réussir ta vie si tu te fiches de ce qu’on te demande ? Monsieur est un fainéant… »). Ces expériences créeront des blessures chez l’enfant et une sensibilité à l’injustice. Et puisqu’il se confrontera, lui à qui il a été demandé d’être cet enfant parfait tel qu’attendu, tout au long de sa vie d’enfant, puis d’adulte, à des adultes qui ne sont pas parfaits et qui exercent leur violence, il aura tôt fait de repérer les incohérences de ces adultes et de les mépriser à son tour.
C’est, semble t-il, le passage à l’adolescence. Plus ou moins soumis et « étouffé » dans ce qu’il était enfant par les adultes qui l’ont entouré et encadré ; plus ou moins nié dans son humanité, c’est à dire dans ses tensions, contradictions et paradoxes (à la fois fonceur et craintif, joueur et solitaire, joyeux et triste, généreux et égoïste, fort et fragile, Etc.) et plus ou moins victime et sensible à l’injustice, l’enfant « au corps d’adulte » se manifeste, s’oppose et se rebelle. Il donne vie à cet enfant qu’il n’a pas eu le droit d’être, qui s’impose aux autres et à lui.
Face à l’adulte qui a pu lui faire peur voire le terroriser enfant par sa violence (ces jeunes enfants qui parlent d’adultes les disputant comme des « géants »), l’adolescent va découvrir et appréhender son nouveau pouvoir : par sa violence réelle ou fantasmée envers les autres ou/et lui même (agression, mépris, indifférence, culpabilisation), il peut générer de la crainte, de l’inquiétude et limiter l’autre-adulte dans sa capacité d’agir (pouvant le conduire jusqu’à l’impuissance). Nous pourrions identifier ici les violences tournées vers soi (du type mépris de son hygiène, agression ou abandon de son corps) ou les violences destinées aux autres (indifférence face aux adultes, langage injurieux, culpabilisation des parents, agression physique, regard méprisant). L’adolescent, dans sa part violente, grandit dans l’ombre de l’enfant idéal. C’est en quelque sorte un monstre nourrit de violences et d’injustice durant l’enfance qui sort de sa grotte et agit à partir de ce qu’il a subi.
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