Damien Bouquin, assistant social en service de polyvalence
« Vous voir ici, c’est plus que la honte pour moi. » Ces mots viennent d’un homme âgé qui se tient assis dans sa cuisine. L’entretien a débuté il a y a peu, et cette phrase arrive dans notre échange. Avant, il m’a avoué à demi-mot ne pas manger plus d’un repas par jour depuis plusieurs semaines. Sa montre ne tient plus au poignet mais descend jusqu’à l’avant-bras. Sa maigreur frappe autant que la phrase qu’il vient de dire.
Etrange contraste entre le choc des mots et le fait qu’il les prononce sans colère, faiblement, sans haine, avec un peu d’appréhension. Comme si soudain cette sourde colère qu’il éprouve n’était plus contenue. Par peur de ma réaction peut-être, ou bien par gêne de ne pas avoir retenu cette vérité trop forte pour lui qu’il vient de me livrer.
Je réalise d’abord que cette réalité, je l’ai vécue dans plusieurs entretiens depuis plusieurs mois en tant qu’assistant social en polyvalence de secteur. Quelle que soit la manière dont les gens rencontrés expriment ce sentiment, il me semble plus que jamais présent, et de plus en plus fort.
En tant que professionnel, nous entendons souvent cette honte de la part de l’autre, elle se voit à travers les signes du corps, les pleurs, les expressions ou les absences. On apprend à évaluer cette honte, à travailler avec pour la dépasser, la mettre à distance. Bref, on croit s’habituer à l’entendre. Et puis parfois, au détour d’un entretien, la force d’un mot ou d’un geste revient nous dire une réalité, nous déranger. Aujourd’hui, en rentrant du travail, cette phrase ne m’a pas quitté. Non pas que d’habitude je n’y suis pas sensible, mais aujourd’hui c’est différent.
Tout d’abord, parce que j’ai eu du mal à trouver les mots pour répondre à ce que j’ai entendu. Comment aurais-je pu y répondre d’ailleurs ? C’est d’abord par le silence que j’ai répondu à cette phrase, surpris, et ne sachant quoi en dire. Puis j’ai réalisé peu à peu, à mesure que l’entretien avançait, la violence ressentie par cet homme. Ici, la honte, c’est un peu comme la méduse du mythe qui vous regarde et qui vous paralyse d’effroi. Elle m’a envahi alors, ne me quittant que longtemps après qu’elle eut envahi ce monsieur.
Puis il faut reprendre pied, faire face et trouver à agir sur l’autre pour déconstruire cette honte. Comment faire alors ? Repartir de l’acquis peut-être, parler de ce qui terrifie, déconstruire patiemment cette « marque sur soi ». Ne pas oublier que la honte de cet homme est avant tout un miroir d’une dimension plus sociale. C’est un mal qui est amplifié par différents vecteurs : un sentiment d’être inutile, de devoir être assisté par quelqu’un qui pourrait être son fils, de devoir accepter ce qui est un droit et que souvent les autres nomment charité, assistanat, et autres. Cette image est plus que jamais présente dans un imaginaire collectif, à l’édifice duquel la crise économique a ajouté une pierre.
La force de la honte est qu’elle ne traduit pas une réalité mais est un sentiment. En tant que travailleurs sociaux, nous devons la questionner : comment construire le parcours de l’usager quand il pense être convaincu, quand le sentiment prime sur le droit, son droit ? Comment sortir d’un discours normatif souvent émaillé des mots de « fraude, ou « abus » ? La honte, c’est aussi un peu de « nous » contre « eux ». Comme si la solidarité, principe de notre société, avait besoin de se justifier. Or le travail social porte en lui les valeurs de capacité de changement, de pouvoir agir. Et c’est pourquoi il doit plus que jamais aider à faire de l’usager un citoyen, un « être social » et pas un « avoir social ». Et sortir d’une organisation qui cible, construit des catégories, dont la honte se nourrit. Et c’est bien en faisant face à la honte, qu’elle disparaîtra, tout comme elle a peu à peu disparu de cet homme.