Christophe Sanguin, éducateur spécialisé depuis 20 ans
La prise en charge éducative en institution spécialisée peut revêtir plusieurs formes selon les outils et moyens mis à disposition et définis par l’établissement, et plus largement, par les associations qui en ont la gestion.
Mon propos se basera sur un fonctionnement que j’ai pu expérimenter pendant une vingtaine d’années en qualité d’éducateur spécialisé et en poste dans différentes structures accueillant de jeunes « déficients » dans le sens large du terme (éventail d’âge et degrés de déficience).
L’outil le plus fréquemment utilisé pour baliser le temps de présence d’un jeune dans certaines de nos institutions est ce qu’on appelle le « groupe éducatif » ou « groupe de vie ».
La première donnée à prendre en compte est que ce contexte posé nous plonge dans la dimension groupale, collective, voire « sociétale ».
La deuxième donnée réside dans le fait de répondre à la loi et de placer l’usager au cœur de son projet pour qu’il en soit l’acteur mais également, dans les limites de ses capacités, le bâtisseur en collaboration avec sa famille, ou ses représentants légaux, et l’équipe pluridisciplinaire accueillante.
Ces deux données cumulées nous offrent déjà un éclairage sur la complexité de la tâche à accomplir en tant que responsable, tuteur, référent et/ou garant dudit « groupe » !
Il s’agirait donc de gérer une entité (le groupe) composée elle-même de plusieurs entités (les jeunes) au sein d’une plus grosse entité (la structure) ! En deux mots, prendre en compte l’individu dans une dimension collective régie, dans le meilleur des cas, par des directives, des trames de pensée, voire des concepts philosophiques dictés par l’association, la direction et les cadres.
Fort de tout cela, l’éducateur en charge du groupe doit pouvoir se situer en tant que « cadre », par délégation bien sûr, de cette petite entreprise. Pour remplir ce cadre, il devra utiliser des moyens, des prétextes que l’on pourrait nommer « activités » et/ou « ateliers ». Ceux-ci seront, bien entendu choisis ou créés en concertation pluridisciplinaire en fonction des capacités, des difficultés et appétences de chacun.
Une fois défini, ce tableau dont les contours ont été tracés devra trouver son expression, sa manière de vivre communément et devra, en quelque sorte, écrire son histoire.
Le rôle de l’éducateur mandaté pour encadrer et accompagner ce groupe prend toute son importance à ce moment de la prise en charge. Car il s’agit bien, selon moi, de « prise en charge », voire de « prise en main » au sens sensitif du terme.
C’est là qu’interviennent les deux notions qui, selon moi, sont les pierres angulaires de notre fonction d’éducateur spécialisé en situation de « responsable » d’un groupe éducatif et de « gestionnaire » de son quotidien : l’équilibre et la distance. Quoique pouvant paraître réductrices, ces deux notions me semblent regrouper nombre de fondamentaux qui régissent notre fonction, notre propre manière de l’habiter et notre mode d’expression et de transmission de celle-ci.
L’équilibre car, selon mon expérience, tout est histoire d’équilibre. A commencer par l’équilibre que l’on se doit de trouver entre notre propre personne et le professionnel que nous sommes devenus. On pourrait aisément y ajouter notre objectivité et notre subjectivité qui régissent notre « Tout ». Ou bien prendre la liberté d’établir sauvagement que l’une des définitions possibles de l’équilibre serait « une savante et compliquée alchimie mêlant les prises en compte et concessions de nos subjectivités et objectivités ».
Partant de cela, la place que l’on occupe en tant que professionnel est, certes, empreinte de ce que l’on est, mais elle doit, à mon sens, reposer sur quelques « garde-fous » que sont notre formation théorique et pratique et le cadre posé par la structure dans et pour laquelle on exerce.
Voilà pour l’équilibre que je considère comme général et/ou générique.
Mais, concernant la fonction d’éducateur spécialisé en charge de jeunes au quotidien, l’équilibre se situerait dans des détails de pensées, de réflexions, d’attitudes, de fonctionnement et d’expression. Toutes ces petites « émissions » quelles qu’elles soient, qui sont assujetties à une ligne de pensée et de réflexion orientée selon le jeune, le groupe et/ou la situation et dont la précision pourrait s’apparenter à des lignes de plans comptables que l’on peut lire globalement mais que l’on ne peut mélanger. La gestion de l’individu dans la dimension collective.
Cet équilibre est souvent précaire, souvent mis à mal au quotidien par la complexité de la mise en phase tous ces ingrédients selon la situation au temps T. Il s’agit d’une quête perpétuellement remise sur le métier chaque jour et perpétuellement remise en question par la grande incertitude inhérente à toute prise en charge de jeunes déficients. Pas de certitude en la matière, tout juste quelques outils vérifiés avec le temps et sur lesquels on peut s’appuyer pour étayer nos réflexions nouvelles.
Notre attitude est gérée par cet équilibre. Il conditionne notre manière d’aborder le jeune, de doser la nature de nos interventions et d’en régler les curseurs.
Le cadre posé et proposé par l’éducateur au groupe, et donc à chaque jeune, découle de cet équilibre « calculé » et se voit ajusté au moindre mouvement du groupe comme de l’individu. Il peut basculer selon les circonstances du moment, selon ce que chaque jeune transporte avec lui chaque jour, selon un événement de sa vie qui viendrait fragiliser sa position à court ou à long terme.
Le rôle de l’éducateur, en concertation pluridisciplinaire, serait de tenter de redonner une assiette à chaque situation.
En ce sens, l’importance de l’équipe prend toute sa dimension. En immersion dans son groupe, l’éducateur se voit confronté au risque de ne pouvoir prendre du recul, de la hauteur. Le garde-fou que représente l’équipe paraît essentiel, primordial, presque vital pour permettre à l’éducateur de se détacher de la situation, de s’en écarter pour un temps afin de mieux apprécier l’ensemble devenu trop présent et trop pressant.
Cette notion d’équilibre, si difficile à manipuler et pourtant essentielle, ne saurait être dissociée de celle de la distance, autre concept compliqué à concevoir réellement en dehors de sa théorie pour mieux le mettre en place de manière opérante et optimale.
La distance… Comme pour l’équilibre, la distance, bonne ou mauvaise, reste l’affaire de l’éducateur au quotidien. Il va sans dire que cette donnée est un des éléments complexes à gérer car, à mon sens, il fait encore une fois appel à ce que l’on est en tant que personne. L’observation des différents collègues croisés lors d’un parcours professionnel peut en attester tout comme mon propre rapport à cette dimension.
En effet, j’ai pu constater de grands écarts de conceptions et ressentis concernant la distance. Jusque-là, rien d’anormal si l’on se base sur la singularité de chacun et le respect qui devrait s’y apparenter. Toutefois, certaines conceptions diamétralement opposées peuvent poser certaines déstabilisations chez le jeune, confronté à des approches, attitudes et discours différents, voire contradictoires, au sein d’une même équipe d’éducateurs.
Au-delà du rapport personnel que l’on peut avoir avec ce concept, il me semble que la distance découlerait également du cadre que l’on veut mettre en place avec son groupe et avec les différents jeunes qui le composent. On pourrait donc distinguer deux types de distance à mettre en place. Celle avec le groupe et celle avec chaque jeune.
En fonction de chaque éducateur, la distance pourrait être associée à plusieurs notions telles que le cadre, l’autorité, la place de chacun, le respect mais aussi l’appréhension, la crainte, voire la peur.
Parallèlement, on pourrait sans doute considérer que la distance sous-entendrait plusieurs questions. Et notamment celle de sa place d’éducateur dans sa fonction : Que fais-je dans l’institution ? Quelle est ma place ? Pourquoi suis-je là à occuper cette fonction ? Qu’attend-on de moi ?
En effet, l’expérience acquise m’a au moins conforté dans le fait que la notion de distance passait par une réelle prise de conscience de sa place dans cette fonction.
A l’instar de l’enseignant « ordinaire » qui doit être capable de transmettre un savoir en abandonnant toute espèce d’enjeu personnel tel que l’entretien de son propre ego ou l’exercice de son pouvoir sur les élèves, l’éducateur se devrait, à mon sens, d’être là pour de bonnes raisons. Et la distance qu’il est en capacité de mettre face aux jeunes en est souvent l’expression.
La distance, ou plutôt l’absence de distance, qui donne le spectacle d’un éducateur abordant ses jeunes en « copain », ne voulant pas poser de cadre précis pour ne pas les froisser, voire pour ne pas être « mal aimé » des jeunes me semble constituer un bon exemple d’une mauvaise compréhension des enjeux de la notion de distance dans nos établissements. La crainte ou même la peur de certains usagers peut également amener le professionnel à créer un climat de « rapprochement », de peur de s’attirer les foudres de certains jeunes. Si les jeunes passent sur différents groupes dans la semaine et, du coup, rencontrent d’autres professionnels, on peut vite imaginer la déstabilisation causée si tous les éducateurs ne posent pas le même cadre.
Tout ceci est, à mon sens, un mauvais calcul ou une dérive que seuls les « garde-fous » de l’institution peuvent corriger auprès des professionnels de manière diplomatique et pédagogique. Les différentes formations nous enseignent que si le cadre est bien défini, compris et respecté par les professionnels, alors l’application n’en sera que plus collégiale et commune. Du coup, le jeune peut évoluer dans un environnement protégé, rassurant et serein. Cela paraît même être un minimum institutionnel à offrir aux jeunes accueillis. Quoique…
Parallèlement, ce cadre peut revêtir d’autres fonctions plus utiles à l’éducateur. Il peut également le rassurer lorsqu’il prend possession de sa place au sein de l’équipe. Je pense que le fait que les règles et philosophie de travail soient bien identifiées, établies, et, donc, bien transmises par les « supérieurs » aux professionnels permet de les rassurer, de les assurer dans leur place comme dans l’exercice de leur fonction auprès des jeunes… A leur tour, ils se sentent certainement renforcés dans leurs prises de décision comme dans leur manière d’aborder le relationnel tant individuellement que collectivement.
Au-delà de l’influence que le cadre pourrait avoir, je reste enclin à penser que l’origine de notre rapport à la distance envers les jeunes se nicherait dans notre propre mode de relation à l’autre et dans notre conception profonde de notre fonction. Ces deux dimensions me paraissent indissociables tant je les conçois personnellement comme étant dans une logique de cause et de conséquence.
La distance que l’on offre à un jeune conditionnerait, en partie bien sûr, la manière dont il va pouvoir se situer en tant que « pris en compte ». Même si elle ne s’apparente pas toujours, à celle que le jeune aurait souhaitée, il n’est pas rare que l’on constate qu’elle offre un cadre et une limite à respecter et respectable. Elle peut se révéler un paravent à l’intrusion, tant physique que psychique, dans la sphère de l’autre et offre du même coup la garantie d’une constance rassurante du lien entretenu.
L’instauration d’une distance qui, au final, contenterait les deux parties pourrait également constituer une sorte de « ouate enveloppante » pour le jeune. En effet, il me semble que dans un cas de troubles du comportement associés à des épisodes d’impulsivité plus ou moins contrôlés, l’assurance d’avoir à faire à une relation dont la distance est reconnue et expérimentée offre au jeune une certaine « ré-assurance ». Le jeune pourrait y trouver un frein au tourbillon dans lequel il est engagé, une « balise » stable, solide car reconnue comme fiable et crédible pour mieux stopper, couver et atténuer les tourments conscients ou non du moment.
C’est, à mon sens, à cela que servirait tout le travail personnel que l’on se doit de faire par rapport à la distance que l’on se doit de mettre en place avec chaque individu comme avec le groupe. Comme une sorte de « carte d’identité ou un passeport relationnel » que l’on établirait avec chacun des jeunes, sachant qu’aucun ne serait identique à un autre.
On ne peut exiger des jeunes que l’on accueille qu’ils soient en capacité d’instaurer cette « bonne distance », il incombe donc au grands, aux adultes, aux professionnels de la proposer, de la poser voir de l’imposer dans certains cas.
Selon mon expérience, beaucoup de choses se jouent dans les premiers temps de la relation. Lorsque l’on se découvre, lorsque l’on « s’apprivoise », lorsque l’on se jauge… Bien souvent, ce que je considère comme un excès d’appréhension ou de crainte amène le professionnel à adopter un premier abord relationnel que je qualifierais de « relâché », de cool ! Les règles ne sont pas posées ni abordées ! A peine le strict minimum ! « On verra plus tard, faut le laisser arriver ! » me disaient certains collègues.
Bien sûr qu’il faut laisser le temps à tout jeune arrivant de prendre ses marques ! On ne peut revenir là-dessus ! Pour autant, l’un empêche-t-il l’autre ? Ne peut-on accueillir « comme il faut » en y incluant les règles inhérentes aux relations individuelles et communes ? Il ne s’agit pas là de s’imposer bêtement, de jouer au tyran, de faire preuve d’excès de pouvoir déplacé, juste d’offrir, à notre initiative, une « place » au jeune arrivant. Mettre une certaine distance, réfléchie et adaptée, permettrait, encore une fois, de relâcher quelque peu le cadre par la suite à condition que le professionnel le juge faisable plutôt que d’emprunter le chemin inverse. Chemin qui se révélera certainement chaotique et déstabilisant pour l’usager ! Passer d’une sorte de « copinage » à un « resserrage de boulon » devenu inévitable causerait, à mon sens, plus de dégâts que ne créerait d’éléments de construction pour le jeune.
Même si il paraît évident que ces constats, qui sont les miens, ne couvrent pas tous les aléas et événements qui peuvent surgir lors de nos prises en charge, il me semble pourtant impératif d’adopter un mode d’abord de la relation en rapport et en conscience avec les réalités de notre place et de notre fonction de professionnel de passage dans le parcours de chaque jeune.
Nos métiers « impossibles » demandent certes de la fibre, de la moelle, peut-être même de la vocation comme on se l’entend dire souvent par nos proches, mais pas seulement.
La complexité de travailler auprès, avec et pour l’humain au quotidien ôte toute notion de tiers entre l’éducateur et l’usager. L’ouvrier a sa pièce à produire, le boulanger son pain, l’avocat a la loi comme tiers entre lui et ses clients, et nous, nous avons la relation comme tiers entre nous et l’usager.
On pourrait éventuellement évoquer que notre tiers serait la théorie ou l’institution… Peut-être, et sûrement un peu, car ces notions interviennent comme cadre référentiel. Mais dans le vrai quotidien, le tiers résiderait bien, selon moi, dans ce que l’on va mettre entre le jeune, ou le groupe, et nous, c’est-à-dire le professionnel avec ce qu’il est, avec son « équilibre » et la distance qu’il instaurera avec chacun des jeunes.
Facile à dire, certes, mais rien ne nous contraint à ne pas nous pencher sur le sujet.
Egalement éduc spé depuis 10 ans, je me retrouve parfaitement dans cet écrit. Je le trouve même brillant!
Enfin, une réflexion profonde et surtout réaliste de ce que l’on vit sur le terrain.
Merci.