22/11/2013La valeur de l’exemple dans la construction des paradigmes professionnels

Laurence Gourdon, chef d’établissement (lycée d’enseignement supérieur en économie sociale familiale) et doctorante en 3e année en sciences de l’éducation, Université de Paris-8, Laboratoire Expèrice.

Lors des entretiens, de nombreux étudiants en travail social font référence à des rencontres qui ont été déterminantes dans leurs choix d’orientation. La valeur de l’exemple revêt deux aspects : les autres comme valeur d’exemple pour soi, et soi-même comme exemple pour les autres. Je m’attacherai dans ce développement au premier aspect.

Mes réflexions sont issues de mes différents entretiens. Je suis chef d’établissement scolaire, aussi ferai-je un parallèle entre le système scolaire et la valeur de l’exemple, que je rapprocherai de l’éducation tout au long de la vie.

L’importance de ces rencontres dans le processus de formation m’a amené à réfléchir sur la valeur de l’exemple dans la construction des paradigmes professionnels.

L’école permet aujourd’hui de légitimer des apprentissages scolaires. La validation des acquis de l’expérience professionnelle permet de valider  les apprentissages non scolaires de ceux qui ont suivi un itinéraire atypique mais formatif, dont la société reconnaît qu’il vaut bien celui d’un étudiant. Mais la valeur de l’exemple comporte un autre apprentissage. Elle suit une forme de troisième voie, celle de l’observation, de l’échange et de l’analyse interne. La valeur de l’exemple, c’est la mise en marche de l’intelligence collective, l’expérience de chacun est alors sollicitée. Cette troisième voie permet l’acquisition de savoirs non convenus. Ils se distinguent de savoirs académiques, ils sont inédits, éparpillés, souvent non reconnus.

Ces savoirs inédits, éparpillés, ne sont pas du même ordre que ceux acquis dans une salle de formation. Il s’agit plutôt de savoirs multiples que chaque acteur social détient. Ces savoirs déterminent des actes et des comportements, soit autant d’exemples multiples et différents qui peuvent s’élaborer au fil des jours. Chacun est aussi déterminé par sa fonction d’ami, de père, de mère, de frère, de sœur, engagé dans des vies professionnelles, associatives, et peut ainsi donner l’exemple et en recevoir. Toutes ces transmissions multidimensionnelles, dont la combinaison est à chaque fois singulière, ne sont pas facilement identifiables et validables.

Personne ne voit tout, personne ne sait tout, personne ne comprend tout du pourquoi d’une situation. Mais chacun sait quelque chose. Dans un schéma professionnel, il est attendu qu’un supérieur hiérarchique doit apprendre beaucoup de choses à un homme de terrain, mais l’inverse est tout aussi vrai. Dans un entretien récent avec un professeur de sciences physiques de mon lycée, apiculteur à ses heures, je fus fort impressionnée par son analyse des similitudes du comportement des groupes d’élèves et du comportement des abeilles dans une ruche. Ses réflexions et ses observations sont devenues des pistes de réflexion, matériaux pour la recherche. Sa vision par analogie avec le monde des abeilles, extrêmement fine et originale, présentée comme une étude sociologique, fut un exemple enrichissant. Ainsi la théorie ne vaut que par les exemples qu’elle sert. C’est le type même de connaissance par l’exemple qui apprend beaucoup à tout le monde, à condition de pouvoir aller la prendre là où elle est, chez les personnes qui nous entourent, qui ne se vantent pas ni même ne sont nécessairement conscientes de ces savoirs.

L’homme a besoin d’exemples pour progresser. Les savoirs acquis par l’exemple sont souvent considérés comme « profanes » au sens où ceux qui les détenaient, qui ont été exemplaires, ne sont pas censés produire de tels exemples. Il y a quelque chose d’illégitime dans ces savoirs acquis par l’exemple. Après l’école, que nous finissons par quitter un jour, la qualité des apprentissages au long de la vie sera tributaire des possibilités pour chacun de croiser son savoir avec celui des autres au gré des rencontres. La capacité d’apprécier ces savoirs acquis par l’expérience varie avec l’âge : quand des individus de la même génération se croisent, il est plus difficile de trouver une valeur à l’exemple donné. En revanche, devant une personne plus âgée avec une grande expérience, l’exemple prendra plus de valeur. Parce que probablement, la différence d’âge favorise la projection sur la personne dans un modèle parental.

Gaston Pineau, dans « Produire sa vie ; autoformation et autobiographie » (1), envisage l’expérience comme « un processus vital et permanent de création d’une forme, qui s’organise dans la tension entre trois pôles de cette dynamique : l’« auto », l’« éco » et l’« hétéro » formation » (2).

Le pôle de l’ « éco » formation désigne l’exemple, c’est-à-dire la formation « par »  les autres, dans le cadre de socialisation qui correspond à celui de la forme scolaire.

Le pôle de l’ « auto » correspond à la formation que la personne se donne à elle-même par des lectures et des réflexions personnelles.

Le pôle de l’ « hétéro », qui nous intéresse plus particulièrement, désigne la formation avec les autres au contact de et dans la réciprocité. Cette « hétéro » formation, selon Gaston Pineau, se développe particulièrement dans certaines circonstances, et dans certains espaces :

– dans les moments de transition, quand nos repères sont remis en question et que nous sommes contraints de puiser dans des ressources disponibles autour de nous ;

– dans certains espaces sociaux soumis à un faible contrôle externe du groupe. Elle est aussi présente dans les échanges en réseaux. Elle se développe plus volontiers hors des institutions d’éducation et de formation de type école et entreprise ; cependant elle peut aussi se développer dans les interstices de ces organisations.

Dans le discours sur ce qui a déterminé le choix de leur future profession, la majorité des étudiants en économie sociale familiale (ESF) interrogés n’évoque guère l’aspect économique. Ils ne parlent pas d’argent ni de niveau de salaire, au point qu’on peut imaginer qu’il y aurait dans cet aspect un tabou puissant dans les professions de l’intervention sociale. Ceux qui ont l’audace ou l’insolence de violer les tabous autour de ce sujet reconnaissent cependant l’importance de l’argent dans notre société. Les étudiants en fin d’études, interrogés sur le sujet et donc poussés dans leur retranchement, évoquent leur rémunération à venir, sans conviction ni enthousiasme. Une des explications qu’ils donnent à ce manque d’enthousiasme est que la différence entre les deux extrêmes de niveau de salaire est au maximum de 20 %. Nous pouvons donc avancer que le critère financier n’est pas déterminant dans la construction de leur paradigme professionnel.

Si on suit le courant issu de Karl Marx, ce sont les conditions de la vie réelle qui sont déterminantes, celles de la famille, des rencontres amicales, des engagements sociaux éventuellement politiques ou religieux. En revanche, les théories freudiennes privilégieraient le surmoi pour la construction des paradigmes professionnels, cherchant les marques des identifications primaires (la mère) (3) dans cette construction et ensuite les identifications secondaires (parentales et hors de la famille) (4). Sachant que ces dernières se greffent sur le terrain préparé par les premières. Si l’on suit l’hypothèse freudienne, la valeur la plus forte est donc celle héritée de la mère.

La mère d’Odile a été conseillère ESF pendant quelques années. « Mon choix professionnel vient de ma mère. Elle m’a poussé sans pousser, mais je trouve qu’elle fait quand même un chouette métier, ma mère. »

Nadia a une mère assistante sociale. Cette dernière a été très présente dans l’éducation de ses enfants. A l’adolescence, la communication était bonne, elle était très à l’écoute des problèmes de ses enfants adolescents. Elle est devenue aux yeux de sa fille Nadia une sorte d’éducatrice idéale. Nadia souhaite lui ressembler. Elle a hésité longuement entre la formation d’assistante de service sociale et la formation de conseillère ESF. Elle choisit la formation de conseiller, une ultime volonté de se distinguer de sa mère ?

« Les structures de la personnalité, du moins en partie et pour certaines d’entre elles, trouvent donc leur origine dans l’identification. La question est très confuse. » Daniel Lagache (5) dit encore, dans « Quelques aspects de l’identification », Revue internationale de sociologie, que « la formation de la personnalité apparaît comme une socialisation progressive dans le développement de laquelle la psychanalyse a mis en relief le jeu d’identifications successives et multiples. Un des effets de l’identification est de remédier au morcellement de l’expérience de l’enfant. Mais il s’aliène en même temps dans un personnage avec lequel le sujet ne coïncide pas complètement. » Daniel Lagache, dans sa tentative d’explication des origines de l’identification, donne les limites de la valeur de l’exemple dans la « formation de la personnalité » et donc des choix qui en résultent.

Nous pouvons cependant faire une distinction entre l’identification primaire, celle de l’enfant à sa mère, observable chez Nadia et Odile, et celle, secondaire, qui a tendance à s’actualiser par la suite dans l’admiration pour une autre personne.

Lors d’entretiens de sélection, à la question des motivations pour le travail social, revient fréquemment la réponse que « c’est naturel d’aider les autres », que la candidate a « toujours voulu faire cela ». Ce qui rend difficile la compréhension des étapes de la formation de la personnalité, c’est le caractère inconscient de l’identification secondaire. Les rencontres qui ont influencé nos destins ne sont pas clairement identifiables. L’identification secondaire peut être une personne proche. « J’ai choisi d’être conseillère ESF car ma tante est conseillère et je suis proche d’elle. Elle m’a fait découvrir son métier lors d’un stage en troisième », dit Audrey. L’identification peut être lointaine et peut se rapprocher d’un idéal à atteindre, c’est le cas de Morgane. « En classe de seconde, nous avons eu une intervention de Médecins du monde. Ils nous ont présenté leurs terrains d’intervention dans le monde et leurs actions. J’ai gardé des liens avec cette association, car j’ai toujours voulu faire de l’humanitaire… » Ces identifications secondaires aident à prendre une certaine autonomie par rapport à son environnement familial. « L’identification idéologique secondaire est la prise de conscience d’un état social donné, avec une décision d’adhésion ou de rejet », relève Colette Moreux dans « L’identification idéologique ».

Il semble que l’on puisse parler d’identification à des groupes, en particulier pour des groupes construits à partir de valeurs fortes et clairement revendiquées comme des groupes de scoutisme. C’est aussi un moyen d’avoir un vécu en commun exaltant à l’âge ou les liens familiaux se distendent. Les groupes à valeur d’exemple ont en commun l’action, la réflexion, éventuellement la foi partagée ; leurs points communs est de permettre un perfectionnement de chacun par la dynamique.

Ces observations rapides sur la valeur de l’exemple peuvent aider à comprendre les motivations d’une orientation professionnelle. Il pourrait y avoir des mécanismes analogues à propos de normes alimentaires, du rapport à l’argent…

La valeur de l’exemple se révèle certainement être le mécanisme le plus important dans la construction des paradigmes professionnels, parce qu’elle donne la détermination la plus forte et aussi parce qu’elle trouve des sources diverses ; la famille, les amis, la religion, les engagements.

Il faut aussi prendre en compte la valeur de l’exemple négatif, elle a une place plus réduite mais néanmoins réelle. Certaines identifications primaires sont refusées et le sujet met en place des stratégies, conscientes ou non, pour ne pas reproduire ce qu’il considère désormais comme un contre-exemple.

Dans ma fonction de chef d’établissement, l’exemple est vécu comme une alternative principale à la loi et au règlement que sont des régulateurs sociaux. J’aime particulièrement la phrase de Confucius : « Si tu rencontres un homme de valeur, cherche à lui ressembler. Si tu rencontres un homme médiocre, cherche ses défauts en toi même. » Sartre a écrit aussi « Je suis ce que j’ai fait de ce que les autres on fait de moi ».

 

(1) Edilling, 1983.

(2) Selon Gaston Pineau, la dimension axiologique travaille avec le préfixe auto, vu comme indicateur/opérateur de l’appropriation, toujours relative, par le sujet lui-même, du pouvoir de formation, détenu et exercé aussi par les environnements sociaux et physiques. Cette visée de construction autonomisant des sujets par leur autoformation se situe dans le passage du paradigme de la science appliquée à celui du vivant réflexif.

(3) L’identification primaire, telle qu’élaborée par Freud, est tributaire de ce que Lacan identifiera plus tard comme étant la phase du miroir. Il s’agit d’un « mode primitif de constitution du sujet sur le modèle de l’autre, qui n’est pas secondaire à une relation préalablement établie où l’objet serait d’abord posé comme indépendant ». Au cours de la phase du miroir, la possibilité d’une relation duelle entre le sujet et l’objet – ou entre le moi et l’autre – s’établit. L’enfant qui réussit à différencier dans le miroir son image de celle de l’autre va « s’identifier à lui-même comme unité en percevant le semblable comme un autre ».

(4) Les identifications secondaires sont celles par lesquelles le sujet sort de la crise œdipienne, lui permettant de constituer son moi. En effet, au cours d’une phase œdipienne dite positive, le sujet développera une attirance libidinale pour son parent de sexe opposé, ressentant parallèlement des sentiments hostiles pour son parent de même sexe. Simultanément, comme résultat du manque dans la satisfaction de ce désir libidinal, le sujet en viendra à s’identifier au parent de même sexe, perçu comme rival dans le triangle œdipien. La fin du complexe d’Œdipe se réalise donc par la voie de l’identification : « les investissements sur les parents sont abandonnés en tant que tels et se transforment en une série d’identifications, dites « secondaires », par lesquelles vont se mettre en place les différentes instances du moi, du surmoi, de l’idéal du moi. » Les identifications secondaires remplacent donc les investissements œdipiens qui leur servent de prototype. Il s’agit de l’identification du sujet à l’autre.

(5) Daniel Lagache (1903-1972) est un psychiatre et psychanalyste français. Il chercha à introduire les conceptions freudiennes dans la psychologie sociale, pour laquelle il créa un laboratoire à la Sorbonne.

 

Bibliographie

Galvani Pascal : L’autoformation, PUF, « Formation et pratiques professionnelles« , 2010

Hess Rémi : La relation pédagogique, Anthropos, 2007

Moreux Colette : Weber et la question de l’idéologie, Sociologie et sociétés, 1982

Ville Patrice : L’éducation tout au long de la vie, Economica ,2008

Weigand Gabriele, Hess Rémi : La passion pédagogique, Economica, 2007