Frédéric Ballière, cadre pédagogique à l’Institut régional de formation aux fonctions éducatives (IRFFE) de Picardie. Il s’intéresse transformations du travail social et vient de terminer une recherche sur les enjeux biographiques et moraux de l’intervention auprès des familles migrantes non régularisées.
Il y aurait en France entre 200 000 et 400 000 migrants en situation irrégulière. Ces personnes sont parfois à la rue, hébergées chez des compatriotes ou dans des centres d’accueil d’urgence. Faute de droits au séjour, leurs possibilités d’accès au logement, à l’emploi ou aux droits sociaux sont quasi inexistantes. Les travailleurs sociaux qui les rencontrent sont eux aussi limités dans la mise en œuvre de leur action. En effet, comment peuvent-ils-construire un projet alors que ces migrants risquent à tout moment une arrestation et une reconduite à la frontière ? Quel registre d’actions peuvent-ils mobiliser quant ils sont dépourvus des ressources légales leur permettant de leurs venir en aide ? C’est à ces questions que sont chaque jour confrontés les intervenants de l’AFEJI (1).
Une pratique professionnelle singulière
La première mission du dispositif hôtel, au sein duquel nous avons conduit notre enquête, consiste à assurer l’accueil d’urgence de familles migrantes avec enfants. Ces dernières sont prises en charge dans des hôtels de la métropole lilloise où une présence quotidienne est assurée par les médiateurs sociaux de l’équipe. Ces professionnels proposent des activités d’animation et assurent la surveillance de l’usage des locaux. Leur présence continue auprès du public leur confère également un rôle d’intermédiaire avec les hôteliers et les travailleurs sociaux de l’équipe. Ils assurent à cet égard une fonction de médiation relationnelle qui participe à la « pacification » des lieux d’hébergement. De leur côté, les éducateurs et l’assistante sociale sont positionnés sur une autre mission, celle de l’« intégration ». Ils proposent aux familles un accompagnement individualisé ayant pour objectif l’accès aux droits et l’insertion sociale. Bien que la frontière entre ces deux pôles d’activités soit perméable, cette répartition marque une division sociale de l’intervention au sein du dispositif. Mais la singularité de cette pratique tient surtout à une autre caractéristique, sa temporalité. Celle-ci se trouve en effet marquée par la succession de rythmes de travail différents. Au début de la prise en charge, le travailleur social accueille la famille au sein de l’hôtel. Il ouvre les droits à la sécurité sociale et se charge de la scolarisation des enfants. Ce début de l’intervention nécessite des rencontres régulières avec la famille et des démarches administratives nombreuses. Il génère une activité dense sur un temps relativement court, en général quelques semaines. Les professionnels utilisent d’ailleurs le terme d’« urgence » pour designer cette première phase de leur accompagnement. Lorsque l’accueil est réalisé, l’intervention entre ensuite dans une autre temporalité. Dans l’attente d’une éventuelle régularisation du séjour, il s’agit alors pour l’intervenant de soutenir la famille dans un quotidien marqué par l’ennui et l’inactivité. Dans ce temps vide et suspendu, sans projet à partir duquel articuler les rencontres, l’intervention repose sur un étayage relationnel qui vise à traverser cette période d’incertitude.
Division de l’intervention, succession des temporalités et engagement relationnel des intervenants constituent donc le triptyque de cette pratique professionnelle singulière. Mais au-delà, cette expérience de travail est surtout marquée par l’existence de contraintes sur lesquelles les membres de l’équipe n’ont pas ou peu de moyens d’action. Celles-ci constituent ce que nous pourrions appeler les « apories de l’intervention ».
Les « apories » de l’intervention
La première d’entre elles concerne la dimension politique de cette activité. En effet, l’Etat engage des sommes considérables pour assurer l’hébergement d’urgence de ces familles alors que cet argent permettrait de stabiliser leur situation, à travers la construction de logements ou de résidences sociales. Leur maintien dans un dispositif d’hébergement précaire est ressenti par les intervenants comme un choix délibéré de la part des pouvoirs publics. De leur point de vue, le financement de cet accueil à l’hôtel sur plusieurs années répond, in fine, à une volonté de ne pas installer ces populations. Rejoignant les analyses du sociologue Marc Bernardot (2), certains d’entre eux suggèrent qu’il s’agit là d’une façon de soustraire ces migrants de l’espace public. La seconde contradiction de cette pratique porte sur l’injonction paradoxale à laquelle elle soumet les référents. Ces derniers doivent en effet envisager la construction d’un parcours d’intégration alors que la projection dans l’avenir est fortement compliquée par l’irrégularité du séjour. N’ayant que très peu de prise sur cet aspect de la situation, les intervenants se trouvent alors en difficulté pour ordonner les interactions avec la famille. En l’absence d’horizon vers lequel tendre les objectifs de travail, les capacités d’intégration sont parfois développées pour elles-mêmes, sans pourvoir nécessairement être référées à un projet. A cet égard, l’usage qui est fait de la notion d’autonomie est assez significatif. Plus qu’un objectif, elle est une des conditions de l’intervention. En effet, en raison de leur charge de travail, les professionnels ne peuvent accompagner le public autant qu’ils le souhaiteraient. Dans ce contexte, les familles doivent souvent s’engager seules dans les démarches à réaliser alors qu’elles n’en ont pas toujours les moyens ou les capacités. Cette injonction à faire preuve d’initiative est d’autant plus difficile à satisfaire qu’elle entre en contradiction avec les faibles marges de manœuvre dont elles disposent au quotidien (3). Plus qu’une valeur référée à un idéal éducatif, l’autonomie constitue, dans ce cas, une norme sociale à laquelle les familles doivent se conformer pour avancer.
Ces contradictions ne sont pas sans conséquences sur la subjectivité au travail des intervenants. Elles produisent chez eux des tensions morales et des questions éthiques avec lesquelles ils doivent composer au quotidien. Pour tenter de les dépasser, certains d’entre eux sont alors amenés à repenser le sens et les modalités de leur intervention.
Dépasser les épreuves de professionnalité
Ce travail d’ajustement passe en premier lieu par une rationalisation de la pratique. Celle-ci peut prendre des formes différentes. La première consiste à relativiser la situation des familles accueillies en la comparant à celle d’autres publics en situation plus précaire. La seconde tend à attribuer les difficultés rencontrées aux capacités des familles, alors même que ces difficultés sont parfois liées aux conditions d’hébergement dans les hôtels (promiscuité, accès aux équipements collectifs…). Enfin, la dernière, et de loin la plus représentée, tend à donner sens à l’intervention en la référant à des valeurs de respect et de dignité, plutôt qu’à un idéal d’émancipation difficile à atteindre. Si elles s’appuient sur la production de significations nouvelles, les ressources mobilisées par les professionnels pour surmonter les difficultés reposent aussi sur une reconfiguration de leur travail relationnel. Face à la souffrance et à l’anxiété du public, certains d’entre eux développent, en effet, une forme de proximité avec les familles (4). Il leur arrive d’avoir des échanges sur l’actualité politique ou encore d’être convoqués dans l’intimité de la vie familiale. Bien que les intervenants investissent ici des domaines que l’on pourrait considérer de prime abord comme extra-professionnels, ces nouvelles modalités relationnelles sont en réalité constitutives de l’intervention. Elles produisent un bénéfice identitaire qui agit en compensation du déficit de reconnaissance sociale et juridique (5), induit par l’absence de titre de séjour. L’institution, qui encadre peu cette pratique, n’y est pas pour autant étrangère. Elle encourage cette implication auprès des familles et favorise la mise au travail des difficultés de l’accompagnement, lors de séances d’analyse des pratiques. Cette attitude compréhensive, qui soutient la professionnalité de l’équipe, se retrouve également dans l’attention portée à l’expérience des familles. De façon plus ou moins officielle, l’AFEJI favorise, en effet, l’accès progressif à de meilleures conditions d’hébergement. De la même façon, à travers l’élection de représentant d’hôtels, elle encourage l’expression et la participation du public à la vie institutionnelle. Ces dispositions recréent une forme de citoyenneté et de progression à l’intérieur du dispositif. Loin d’être insignifiantes, elles permettent aux familles de « tenir » dans une expérience de vie marquée par l’injustice sociale et le déni de reconnaissance.
L’expérience des professionnels de l’AFEJI est significative des difficultés qui traverse aujourd’hui l’exercice du travail social. Confrontés au peu de perspective d’émancipation du public et manquant de ressources légales sur lesquelles fonder leur intervention, ces intervenants s’engagent dans une forme d’étayage relationnel visant à préserver la dignité des familles. La recomposition de leur pratique, qui procède d’un réajustement des normes et des valeurs de l’intervention, place au premier plan les enjeux de respect et de reconnaissance. Fondée sur une nouvelle « économie morale » (6), elle leur permet de redonner du souffle et du sens et à leur accompagnement et favorise, en dépit des difficultés, la poursuite de leur engagement auprès du public.
(1) L’AFEJI (www. afeji.org) est une association de lutte contre les exclusions qui intervient sur le département du Nord. Elle assure, entre autres activités, l’hébergement d’urgence de familles migrantes.
(2) « Invisibiliser par le logement », in Didier Fassin (dir). Les nouvelles frontières de la société française, Editions La Découverte, Coll. Bibliothèque de l’Iris, 2010.
(3) Ces familles vivent dans une certaine promiscuité au sein des hôtels. Elles sont exposées quotidiennement au regard des intervenants dans les lieux d’hébergement. Par ailleurs, leurs déplacements à l’extérieur sont parfois limités par le risque d’une arrestation.
(4) Marc Breviglieri, « Bienfaits et méfaits de la proximité de la relation dans le travail social » In Jacques Ion (dir). Le travail social en débats, Editions La Découverte, Coll. Alternatives sociales, 2005.
(5) Axel Honneth, Les luttes pour la reconnaissance, Editions du Cerf, 2007.
(6) Didier Fassin, Eideliman Jean-Sebastien (dir.), Les économies morales contemporaines, Editions La Découverte, Coll. Bibliothèque de l’IRIS, 2012.
Contact : frederic_balliere@hotmail.com