Didier Bertrand, éducateur sceptique (ES), directeur critique (DC)
Il est drôle le monde que l’on vit, dans lequel on vit, pas si drôle que ça d’ailleurs car il est souvent triste, voire déprimé, si ce n’est déprimant malgré cette invitation à la positive attitude, à cet optimisme béat que nous vantent ou vendent des hommes de pub. J’ai souvent l’impression de vivre dans un autre monde, d’avoir en mémoire des trucs bien compliqués, tellement compliqués qu’ils me prennent la tête. J’y pense quand je dors et voilà que je me réveille en proie à la colère, à l’énervement, mais peut-être est-ce une forme d’angoisse qui m’envahit. A prêter trop attention, voilà que je suis habité par des tensions dont je ne me libère pas. J’y pense, jour et nuit, sans solutions en perspective. J’ai l’impression de ne pas être bien doué, d’être maladroit, malhabile, empoté même. Je me demande comment faire alors que nombre d’experts, de commentateurs, d’éditorialistes viennent chaque jour me dire que c’est simple, qu’il suffit de … Ils ne comprennent pas pourquoi je doute alors qu’eux savent, bourrés de certitudes, portés par cet enthousiasme qui sied à l’homme convaincu.
C’est pas facile de se poser des questions quand il suffirait de foncer, d’aller toujours plus vite, d’être réactif ; se pauser c’est perdre du temps, c’est commencer à réfléchir, de préférence pas tout seul car la solitude peut être mauvaise conseillère. Sais pas je peux dire et puis quand je sais ça semble ne plus être d’actualité. Voilà que j’en appelle à la loi, aux valeurs, au temps à ralentir ; j’invite à la rencontre alors qu’il est si simple de se voir. J’ai le sentiment d’être ennuyeux avec mes interrogations, avec mes questions qui deviennent trop souvent des questionnements. Je manque probablement de méthode. A force de refuser les procédures et protocoles, me voilà bien démuni ! Fort heureusement je vais pouvoir bénéficier d’une évaluation externe qui va me dire que faire, m’orienter sur la bonne voie. Je veux bien mais je ne suis pas sûr de comprendre ce qui m’est conseillé. Il m’est demandé de reconnaître l’autre comme citoyen, responsable et autonome alors qu’il n’est même pas majeur. J’ai du mal avec ces notions modernes. Je veux bien lui donner un livret d’accueil à ce petit qui fait n’importe quoi, qui se fait renvoyer de partout, mais j’ai le sentiment qu’il y a peut-être autre chose à faire. Citoyen ça doit être bien comme statut ! Qu’est-ce que ça veut dire être citoyen ? C’est peut-être ne plus être invisible. Ben alors j’suis pas citoyen car personne ne me demande jamais mon avis. Je dois être invisible pour que personne ne vienne me demander ce que j’en pense.
Y en a qui sont forts : ils sont dans toutes les commissions, je peux lire leur nom en dernière page des rapports, des études, des évaluations … ils sont doués parce qu’ils sont capables de faire mille boulots en même temps. Ils sont à leurs plusieurs boulots en même temps. Et y disent des choses qui comptent … Ils ont la chance aussi parce qu’ils rencontrent des gens très intelligents, d’autres experts et entre experts ils font des choses formidables. Ils décident de l’avenir des autres. Ils sont tellement formidables qu’ils en deviennent eux aussi invisibles. Ils sont en réunion tout le temps et donc impossibles à rencontrer. Mais bon ces gars-là qui sont aussi souvent des filles, ils disent de nous que nous les éducateurs [des fois les éducatrices qu’elles sont tellement nombreuses qu’on est obligé d’être chef de service ou directeur pour ne pas disparaître], nous résistons, nous sommes passéistes, nostalgiques.
Intelligence éducative et réingénierie
Ces gens d’en haut ils sont tellement intelligents qu’ils nous croient aussi de plus en plus intelligents. Ils l’ont dit mais surtout écrit : « Des éducateurs intellectuellement mieux équipés » (1) . Enfin des gens et pas n’importe lesquels qui disent du bien de nous. « Intellectuellement mieux équipés » : j’ai aussitôt pensé à ma nouvelle voiture qui est aussi pas mal équipée. Quelle chance ! J’aurais pas cru. La même année, voilà que je change de voiture et que brille mon intellect. C’est sympa ! Franchement qui l’eût cru. Je vais en parler autour de moi car jusqu’à présent on me parlait plus de vocation que d’équipements intellectuels. J’étais bien brave à vouloir sauver le monde mais de là à le faire intelligemment. En plus faut savoir que cette reconnaissance n’est pas à n’importe quel chapitre ou sous-chapitre. Il est juste en dessous de « savoir et penser ». Vous imaginez. L’éducateur sait et pense.
Alors là je me suis dit : y a un problème. C’est pas pour toi tout ça. Il y a erreur sur l’individu. Eh oui j’suis trop vieux. Je ne suis pas un enfant de la réingeniérie du diplôme d’Etat d’éducateur spécialisé. Dans réingeniérie j’ai cru voir génie mais c’est raté. C’est plutôt ingénieur. Un truc comme ça. Ils sont bizarres nos penseurs, ils prennent des mots que personne ne connaît. Suis allé voir dans mon dictionnaire, c’est un petit, le genre qu’on emmène à la plage pour faire des mots croisés ou jouer au scrabble. Je le sais parce que je l’ai déjà vu, parce que moi je joue plus au scrabble à la plage depuis que je m’suis fait une grosse tendinite à l’épaule. Suis vraiment pas doué. Moi j’suis pas nouveau diplômé mais ils ont l’air un peu spécial les nouveaux diplômés. Vous savez ce qu’ils écrivent les têtes penseuses : « Les nouveaux diplômés savent l’importance d’identifier les responsables politiques au sein des territoires, leurs compétences et l’organisation des strates administratives et politiques au sein desquelles ils évoluent ». Alors là chapeau, voilà l’éducateur spécialisé qui s’intéresse aux seins et à la politique. C’est pas possible. Ils ont du se tromper. C’est pas politique mais clinique qu’ils ont voulu écrire. Suis pas sûr ! Les strates cliniques ça me dit rien.
Quel changement ! J’aurais pas cru. Je crois qu’enfermé dans mes vieilles représentations, encore dominé par ces références psychanalytiques d’orientation marxiste, j’ai pas vu le changement. J’ai fermé les yeux. A leur façon y m’ouvrent d’autres horizons les experts : « les éducateurs spécialisés ne s’adressent plus uniquement à des publics carencés, incultes et « mal élevés » ». Ben ouais ! C’est drôle de dire les choses comme ça. J’ai pu dire des trucs pas très sympa mais j’ai pas souvenir d’avoir employé ces mots. Ah carencés peut-être. Public, ben non, c’est pas du foot, ni Mylène Farmer. Incultes c’est grave ça ! Qu’est-ce que ça veut dire ? J’ai l’impression que c’est pas des mêmes que je rencontre dont ils parlent. J’sais pas où ils les ont vu ces éducateurs spécialisés qui parlent mal. Les nouveaux diplômés y doivent pas se faire trop mousser quand même : « plus techniciens que philosophes ou politiques, ils manqueraient de capacité critique ». Venez à moi mes ouailles j’vais pouvoir vous enseigner en la matière. Me voilà bientôt formateur. Je vais leur montrer ce qu’est la vie de grognon, ronchon, grincheux …
Fini le positivisme insignifiant, vive la plainte aguerrie ! Suis bête de dire ça parce que c’est pas bien moderne, encore moins hypermoderne ou post-moderne. J’vais passer pour le râleur de service qu’a rien compris aux mutations anthropologiques, aux changements de paradigme, à la rupture épistémologique … Suis bête à vouloir rester une bête : « avant les éducateurs fonctionnaient à l’instinct : ceux-là [les nouveaux qu’ont connu la réingeniérie] sont pénétrés de la méthodologie ; ce qu’ils veulent, comment et ce que ça donne ». Quelle jolie citation sur la pénétration ! L’inconscient c’est magnifique. Je ne suis pas sûr de tout comprendre mais que c’est beau. Délicatement énoncé. J’en suis ébahi. Tant de poésie. Qui est l’auteur de cette prose anonyme ? Pub ! C’est à « Faire et dire » (nouvel épitaphe) qu’est convoqué le poète. Serait-ce cet employeur déjà cité. L’homme ou la femme qui affirmait en toute tranquillité : « Les bénéficiaires sont devenus intelligents et les politiques publiques paresseuses ». C’est sûrement vrai puisqu’il est cité. J’ai du mal à comprendre ce que ça veut dire. Y a probablement de l’implicite mais cette dimension cachée n’est guère en vogue quand sied un discours clair.
Si j’évoque la part d’indicible j’entends déjà les critiques s’abattre sur moi. Louis Duboucher consultant et Geste sont les deux cabinets sélectionnés par la Direction générale de la Cohésion Sociale pour évaluer la réingeniérie du DEES. Sais pas comment étaient les autres candidats mais eux y sont forts. Ils ont vu des choses que j’ai jamais vues. C’est ça d’être visible, savoir aide à voir ou le contraire, de voir nait le savoir. Y en a des têtes bien faites dans nos Ministères. Je crois que je vais rester décalé. Ils sont trop bons les gars et les filles pour gagner du pognon sans être grognons. Dommage qu’y m’ait pas vu j’aurais pu faire le poète. Hi hi hi ! Je vais le relire ce rapport d’évaluation. J’aurais pas cru que c’était si drôle le monde nouveau. Je vous dis pas quand ils parlent de « l’idéologie analytique », y z’ont pas l’air d’aimer ! A lire sur le site du Ministère à Marysol. Bonne lecture !
(1) Tous les passages en italiques sont extraits de : Evaluation de la reingeniérie du diplôme d’Etat d’éducateur spécialisé. Ministère des affaires sociales et de la santé. Direction Générale de la Cohésion Sociale. Décembre 2013. Louis Dubouchet Consultant & GESTE
En pleine réorientation, je cherche, cherche et cherche encore des infos afin d’être sûre de la formation qui me conviendrait. Je sais ce que j’aimerais, ce qui ferais « battre mon coeur », peut-être un grand mot, mais je crois bien que c’est le cas, et je me suis arrêtée sur le travail du moniteur éducateur, qui me semble être similaire à celui d’éduc spécialisé (une année d’étude en moins…), et qui aujourd’hui est apparemment moins bureaucratique et paperassier que le métier d’éduc spé (je ne me permets pas de m’avancer trop, juste au vu des infos que je glane), peut-être à la réingeniérie dont vous parlez. Besoin de contact humain, avec l’autre, l’échange, l’évolution, le partage.
Et là, à la lecture de votre texte, je me dis, et j’en avais déjà le sentiment, qu’avec des convictions, une approche de la vie et une sensibilité « différente » de celle « normale » et normée, j’ai le sentiment que mon chemin ne sera vraiment pas évident, même s’il ne l’est réellement jamais.
Merci de ces lignes.
Bonjour,
Je vous remercie de votre commentaire. Votre remarque est juste : le métier de moniteur-éducateur est probablement plus au contact des personnes accompagnées mais je suis convaincu que l’éducateur spécialisé a lui aussi le devoir d’accompagner (d’éduquer) et d’abandonner une posture trop administrative. Le collectif Aveniréducs organise le 22 novembre 2014 une journée de réflexion et de mobilisation sur des sujets qui peuvent vous intéresser allez voir sur le site.
A bientôt.
Coucou nous voilà,
Nous avons passé un moment délicieux à te lire, nous tenions à réagir par ce simple petit coucou et que tu as par ton humour su captiver notre attention sur l’ensemble des tes questionnements, analyses. Tu as mis le doigt sur des réalités que nous partageons bien volontiers… Nous te disons à bientôt et merci.
Deux stagiaires D.E.JE.P.S rebelles
Bonjour,
Merci de ce commentaire. Le collectif Aveniréducs organise une journée de mobilisation et de réflexion le 22 novembre 2014 à Paris : à découvrir sur le site du collectif.
A bientôt.